« Tu ne te rends pas compte ! Il faut économiser ! » – Le sermon de Maman à moi et à Hugo
« Lucas ! Tu as encore laissé la lumière allumée dans ta chambre ! Tu crois que l’électricité, c’est gratuit ? »
La voix de ma mère, Françoise, résonne dans le couloir étroit de notre appartement à Nantes. Je serre les dents. J’ai dix-sept ans, et chaque jour ressemble à une bataille silencieuse contre ses obsessions. Elle surgit dans ma chambre, son éternel gilet beige sur les épaules, les bras croisés. Mon petit frère, Hugo, dix ans, baisse la tête sur son cahier de coloriage, comme s’il pouvait disparaître.
« Tu ne te rends pas compte ! Il faut économiser ! » Elle répète cette phrase comme un mantra. « On ne sait jamais ce qui peut arriver demain. »
Je voudrais lui crier que demain, c’est loin, que j’ai envie de vivre aujourd’hui. Mais je me tais. Depuis que Papa est parti il y a cinq ans, tout est devenu calculé : le chauffage coupé dès mars, les yaourts périmés qu’on mange quand même, les chaussettes qu’elle recoud au lieu d’en acheter des neuves. Même les anniversaires sont devenus sobres : un gâteau maison, une carte écrite à la main, jamais de cadeaux inutiles.
Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourine contre les vitres, Hugo s’approche de moi dans le salon.
— Lucas… tu crois qu’on pourrait avoir une pizza ce week-end ?
Je soupire. Je sais déjà ce que Maman va répondre.
— On a ce qu’il faut à la maison, Hugo. Pas question de gaspiller pour des bêtises !
Hugo se mord la lèvre. Il ne dit rien, mais je vois ses yeux briller de déception. Moi aussi, j’en ai marre des pâtes au beurre et des fins de mois qui commencent le 15.
Un samedi matin, alors que je prépare mon sac pour aller au lycée, j’entends Maman parler au téléphone avec Mamie Jeanne.
— Ils ne comprennent pas… Je fais tout ça pour eux. S’ils savaient ce que c’est que de manquer…
Je serre les poings. Elle croit nous protéger, mais elle nous enferme dans une prison d’angoisse. Je rêve d’un monde où l’on pourrait rire sans compter les centimes.
Le soir même, je tente une discussion.
— Maman… Tu sais, parfois j’aimerais juste qu’on fasse quelque chose ensemble. Aller au cinéma, manger une glace…
Elle me regarde comme si je venais de lui annoncer une catastrophe.
— Lucas, tu n’as aucune idée du prix des choses ! Tu crois que l’argent tombe du ciel ?
— Non… Mais tu ne crois pas qu’on pourrait se faire plaisir de temps en temps ?
Elle détourne les yeux. Je vois une larme briller sur sa joue. Pour la première fois, je comprends que sa peur est plus forte qu’elle.
Quelques jours plus tard, Hugo rentre de l’école avec un mot dans son carnet : sortie scolaire au Futuroscope. 45 euros. Je sens la tension monter avant même qu’elle ouvre la bouche.
— 45 euros ?! Mais c’est une folie ! On n’a pas besoin d’aller dans un parc d’attractions pour apprendre !
Hugo éclate en sanglots. Je le serre contre moi.
— Ce n’est pas juste… Pourquoi on n’a jamais le droit comme les autres ?
Je n’ai pas de réponse. Je me sens impuissant face à cette fatalité familiale.
Un soir d’avril, alors que Maman recoud encore une chaussette trouée sous la lumière blafarde de la cuisine, je prends mon courage à deux mains.
— Maman… Est-ce que tu es heureuse ?
Elle sursaute. Elle pose l’aiguille et me regarde longuement.
— Heureuse ? Je ne sais pas… J’ai peur que si je relâche un peu la pression, tout s’écroule.
Je m’assieds en face d’elle.
— Mais nous… On a besoin de respirer aussi. De croire que la vie peut être belle sans avoir peur tout le temps.
Elle soupire. Ses mains tremblent légèrement.
— Quand j’étais petite, on n’avait rien… J’ai juré que mes enfants ne manqueraient jamais de rien. Mais peut-être que je me trompe… Peut-être que je vous prive d’autre chose.
Le silence s’installe. Hugo arrive timidement et pose sa petite main sur celle de Maman.
— Moi je veux juste qu’on soit ensemble…
Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, on mange tous les trois autour d’une pizza surgelée achetée en promo. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début.
Depuis ce jour, rien n’a vraiment changé : on compte toujours les sous, on coupe toujours le chauffage trop tôt… Mais parfois, Maman accepte qu’on s’offre une glace ou une sortie au parc. Elle apprend à lâcher prise, un peu.
Je me demande souvent : est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on vit dans la peur du manque ? Est-ce qu’il faut choisir entre sécurité et bonheur ? Qu’en pensez-vous ?