« Tu me dois quelque chose » – Le silence d’une mère, le cri d’une fille

« Tu me dois quelque chose, Camille. »

Sa voix résonne encore dans le couloir étroit de l’appartement HLM de Montreuil. Je serre les poings, la gorge nouée. Ma mère, Monique, assise sur le vieux canapé taché, me regarde avec cette exigence froide que je connais trop bien. Depuis l’enfance, je n’ai jamais été sa fille, mais une tâche à accomplir, un fardeau à porter. Et aujourd’hui, alors que ses mains tremblent et que ses jambes ne la portent plus, elle attend de moi une dévotion sans faille. Comme si rien ne s’était jamais passé.

« Tu pourrais au moins m’aider à faire la soupe. »

Je m’approche, ramasse les carottes sur la table. Je sens son regard peser sur moi. Je voudrais lui dire tout ce que j’ai sur le cœur, mais les mots restent coincés. Elle soupire bruyamment.

« Tu fais toujours tout de travers… »

Je ferme les yeux. Je revois les soirs d’hiver où je rentrais de l’école, trempée jusqu’aux os, espérant un sourire, un chocolat chaud. Mais il n’y avait que le silence ou les reproches. Mon père est parti quand j’avais huit ans. Il n’a laissé qu’une lettre et une mère aigrie qui n’a jamais su aimer autrement qu’en exigeant.

« Pourquoi tu ne dis jamais merci ? »

Ma voix tremble. Elle lève les yeux au ciel.

« Merci ? Pour quoi ? C’est normal, tu es ma fille. »

Normal…

Je repense à toutes ces années où j’ai essayé d’être parfaite : bonnes notes, chambre rangée, pas de vagues. Rien n’était jamais suffisant. À seize ans, j’ai voulu partir. Elle m’a retenue par la peur : « Tu ne survivras pas sans moi. »

Aujourd’hui, c’est elle qui ne survit pas sans moi.

Le téléphone sonne. C’est ma sœur, Élodie. Elle vit à Lyon, loin du tumulte maternel. « Tu exagères, Camille », me dit-elle souvent. « Maman a eu une vie difficile… » Mais qui a pris soin de moi ? Qui a pansé mes blessures ?

Je raccroche sans répondre.

Le soir tombe sur la cité. Je prépare la soupe en silence. Ma mère regarde la télévision, indifférente à ma présence. Parfois, j’imagine ce qu’aurait été ma vie si elle avait su dire « pardon ». Un mot simple, mais qui aurait tout changé.

Un jour, j’ai tenté d’aborder le sujet.

« Maman… tu te souviens quand tu m’as enfermée dehors parce que j’avais eu 14 en maths ? »

Elle hausse les épaules.

« Il fallait bien que tu comprennes la vie. »

Comprendre la vie… J’ai compris surtout que l’amour pouvait être conditionnel.

La semaine dernière, elle est tombée dans la salle de bain. C’est l’hôpital qui m’a appelée : « Madame Lefèvre ? Votre mère a besoin de vous. » J’ai pris le premier train depuis Paris. J’ai tout laissé en plan : mon travail de libraire, mon chat, mes amis. Pour elle.

Et ce soir encore, elle me regarde comme si tout lui était dû.

« Tu sais, Camille… »

Je lève les yeux vers elle. Son visage est fatigué, ridé par les années et l’amertume.

« Tu crois que c’était facile pour moi ? Ton père est parti, j’ai dû tout gérer seule… »

Je sens la colère monter.

« Mais moi aussi j’étais seule ! J’avais besoin de toi ! »

Elle détourne le regard.

Le silence s’installe. Je voudrais qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle me dise qu’elle regrette. Mais elle ne sait pas faire.

La nuit venue, je m’installe sur le matelas dans le salon. Je repense à mon enfance volée par les non-dits et les attentes impossibles. Je me demande si je pourrai un jour lui pardonner ce qu’elle n’a jamais reconnu.

Le lendemain matin, elle me demande d’aller chercher son pain à la boulangerie du coin. Sur le chemin, je croise Madame Dupuis, la voisine du rez-de-chaussée.

« Tu es courageuse de t’occuper de ta mère comme ça… Moi, mes enfants ne viennent jamais… »

Je souris poliment. Mais au fond de moi, je suis épuisée.

De retour à l’appartement, je trouve ma mère assise à la table de la cuisine.

« Tu as pensé à prendre du beurre ? »

Toujours des ordres.

Je pose le pain sur la table et m’assois en face d’elle.

« Maman… Est-ce que tu regrettes parfois ? »

Elle fronce les sourcils.

« Regretter quoi ? J’ai fait ce que j’ai pu… »

Je baisse les yeux. Je comprends qu’elle ne dira jamais ce mot que j’attends depuis si longtemps.

Les jours passent. Je fais les courses, je prépare ses médicaments, je l’accompagne chez le médecin. Parfois elle me remercie du bout des lèvres, mais jamais pour l’essentiel.

Un soir, alors qu’elle s’endort devant la télévision, je regarde son visage apaisé par le sommeil. Je me demande si elle rêve parfois d’une autre vie, d’une autre fille. Moi aussi.

Je sors sur le balcon pour respirer l’air frais de la nuit parisienne. Les lumières des immeubles brillent dans l’obscurité comme autant de vies parallèles où peut-être l’amour circule plus librement.

Je pense à toutes ces femmes qui attendent un mot de leur mère, un geste d’affection ou une excuse qui ne viendra jamais. Est-ce à nous de pardonner sans rien recevoir en retour ? Est-ce cela être adulte : porter le poids des blessures sans jamais les voir reconnues ?

Je rentre et referme doucement la porte-fenêtre pour ne pas la réveiller.

Peut-on vraiment tourner la page quand on n’a jamais entendu « pardon » ? Ou bien sommes-nous condamnées à porter ce silence toute notre vie ?