Trop de silence pour aimer ?
« Claire, tu ne dis jamais rien ! Tu ne ressens rien ou quoi ? »
La voix de François résonne encore dans la cuisine, même des mois après son départ. Ce soir-là, il avait claqué la porte si fort que la vaisselle avait tremblé dans le buffet. Je suis restée là, immobile, une tasse de thé refroidissant entre mes mains. J’aurais voulu lui répondre, lui crier que le silence n’est pas l’absence de sentiments, mais leur refuge. Mais j’ai gardé le silence, comme toujours.
Depuis toute petite, j’ai aimé la paix. Les matins calmes à regarder la lumière filtrer à travers les rideaux, les soirs où je m’endormais avec le bruissement des pages d’un roman. À l’école, on me disait « discrète », « sage », et mes parents s’inquiétaient parfois : « Claire, tu devrais t’ouvrir un peu plus aux autres. » Mais moi, je me sentais bien dans mon monde feutré.
Quand j’ai rencontré François, il a été séduit par cette tranquillité. Il disait que je lui apportais un équilibre, une douceur qui lui manquait. Lui était tout l’inverse : bruyant, passionné, toujours entouré d’amis. Il m’entraînait dans des soirées où je me sentais invisible, mais il revenait toujours vers moi avec un sourire : « Tu es mon havre de paix. »
Nous avons acheté un petit appartement à Nantes, rue de la Bastille. J’y ai mis tout mon cœur : des rideaux clairs, des plantes sur le balcon, des livres partout. Les week-ends, je préparais des petits-déjeuners qu’on dégustait en silence, chacun plongé dans ses pensées. Je croyais que ce bonheur discret durerait toujours.
Mais peu à peu, François a changé. Il rentrait tard, trouvait la maison « trop calme », soupirait devant mes silences. Un soir, alors que je lisais sur le canapé, il a explosé :
— Tu ne parles jamais ! On dirait que tu n’as pas d’avis sur rien !
Je me suis sentie blessée. J’avais tant de choses à dire, mais les mots restaient coincés dans ma gorge. Je voulais lui expliquer que j’aimais écouter, observer, ressentir sans forcément commenter chaque détail du quotidien.
Les disputes sont devenues plus fréquentes. Il me reprochait mon manque de spontanéité, mon absence d’enthousiasme pour ses projets fous : partir en road-trip sur un coup de tête, inviter dix amis à dîner sans prévenir… Un soir de novembre, il a fini par partir.
— Je ne peux plus vivre dans ce silence !
Je l’ai regardé faire sa valise sans un mot. Quand la porte s’est refermée derrière lui, j’ai cru que mon cœur allait exploser dans ce calme soudain devenu insupportable.
Les premiers jours ont été terribles. Je me suis retrouvée seule avec mes habitudes : le café du matin sur le balcon, les courses au marché de Talensac, les promenades au Jardin des Plantes. Les voisins chuchotaient : « Tu as vu ? François est parti… » Ma mère m’appelait tous les soirs :
— Claire, tu dois sortir ! Tu ne peux pas rester enfermée comme ça…
Mais je n’avais envie de voir personne. J’ai plongé dans mes livres et mes souvenirs.
Un matin de janvier, alors que la ville était couverte de givre, j’ai reçu un message de François :
« Je repense à nos petits-déjeuners silencieux… La maison est vide sans toi. »
J’ai relu ces mots des dizaines de fois. Lui qui fuyait mon calme semblait maintenant en manquer cruellement.
Quelques jours plus tard, il est venu récupérer quelques affaires. Nous nous sommes retrouvés face à face dans l’entrée. Il a hésité avant de parler :
— Tu sais… Je croyais que j’avais besoin de bruit autour de moi pour être heureux. Mais en fait… c’est ta paix qui me manque.
J’ai senti les larmes monter. J’aurais voulu lui dire que moi aussi je souffrais de son absence, que le silence n’a jamais été un mur entre nous mais une invitation à partager autrement.
Mais j’ai simplement hoché la tête.
Il est reparti sans insister. Depuis ce jour-là, il m’envoie parfois des messages : une photo d’un café vide avec écrit « Ça manque de toi », ou un simple « Tu vas bien ? »
Je ne sais pas si nous nous retrouverons un jour. Peut-être que notre histoire était vouée à échouer à cause de nos différences. Ou peut-être qu’il faut du temps pour comprendre la valeur du silence dans un monde qui crie sans cesse.
Aujourd’hui encore, je savoure mes matins tranquilles et mes soirées paisibles. Mais parfois, je me demande : est-ce vraiment un défaut d’aimer le calme ? Ou bien sommes-nous trop nombreux à confondre le bruit avec la vie ?
Et vous… avez-vous déjà eu peur que votre tranquillité soit mal comprise ?