Trois burgers, un silence : Quand l’amour devient jugement

— Tu comptes vraiment manger tout ça ?

La voix de Laurent a claqué dans la cuisine comme un coup de fouet. Je me suis figée, le plateau encore dans les mains, mes trois burgers alignés devant moi. Les enfants, assis autour de la table, ont levé les yeux vers leur père, puis vers moi. Un silence gênant s’est installé. J’ai senti mes joues s’enflammer, la honte me brûler la gorge.

— Tu sais, Élodie, tu pourrais faire un effort. Ce n’est pas comme si tu avais encore vingt ans…

J’ai voulu répondre, protester, mais les mots sont restés coincés. Huit ans de mariage, trois enfants — Bobby sept ans, Ruby cinq ans, et la petite Lily qui n’a même pas un an. Huit ans à courir partout, à jongler entre les couches, les devoirs, les lessives et les nuits blanches. Huit ans à m’oublier pour eux. Et ce soir-là, j’avais juste envie de manger sans réfléchir, sans compter.

Laurent a attrapé deux des burgers sur mon plateau et les a posés dans son assiette.

— Franchement, Élodie… Tu devrais penser à ta santé. Tu veux vraiment que les enfants prennent exemple sur toi ?

J’ai senti les larmes monter. Bobby a baissé la tête, Ruby a serré sa fourchette si fort que ses petits doigts sont devenus blancs. Lily a commencé à pleurnicher dans sa chaise haute. J’ai inspiré profondément pour ne pas craquer devant eux.

— Ce n’est pas grave, maman n’a pas très faim ce soir, ai-je murmuré en forçant un sourire.

Mais à l’intérieur, tout s’est fissuré. Je me suis revue il y a huit ans, quand j’ai rencontré Laurent à une fête d’amis communs à Nantes. J’étais la dernière célibataire du groupe ; toutes mes copines étaient déjà casées ou enceintes. Laurent m’avait fait rire, il m’avait trouvée jolie. On avait parlé toute la nuit sur le balcon en fumant des cigarettes. Il disait qu’il adorait mon naturel, ma spontanéité.

Aujourd’hui, je ne sais plus où elle est passée, cette fille spontanée. Je me suis perdue dans la routine : lever les enfants, préparer le petit-déjeuner, courir à l’école, faire les courses au Leclerc du coin en traînant Lily dans la poussette. Laurent travaille beaucoup — il est cadre dans une boîte d’informatique — et il rentre tard. Il dit qu’il est fatigué, qu’il a besoin de calme en rentrant. Moi aussi je suis fatiguée, mais ça ne compte pas.

Le soir du drame des burgers, j’ai attendu que tout le monde soit couché pour pleurer en silence dans la salle de bains. J’ai regardé mon reflet : cernes sous les yeux, cheveux attachés à la va-vite, kilos en trop qui ne partent pas malgré les promenades au parc et les escaliers montés quatre à quatre avec Lily dans les bras. J’ai pensé à toutes ces fois où Laurent m’a fait des remarques sur mon poids depuis la naissance de Ruby : « Tu pourrais faire un peu attention », « Tu étais plus mince avant », « Tu veux vraiment remettre ce jean ? »

Le lendemain matin, j’ai préparé le petit-déjeuner comme d’habitude. Laurent est descendu avec son air pressé.

— Tu fais quoi aujourd’hui ?
— Je pensais aller au parc avec les enfants.
— Tu pourrais peut-être t’inscrire à la salle de sport du quartier ? Ça te ferait du bien.

J’ai serré la cafetière si fort que j’ai cru qu’elle allait exploser.

— Je n’ai pas le temps pour ça.
— Il faut savoir se donner les moyens quand on veut changer.

J’ai eu envie de hurler : « Et toi ? Tu veux changer quoi dans ta vie ? » Mais je n’ai rien dit. J’ai avalé ma colère avec mon café froid.

Les jours ont passé. Les remarques sont devenues plus fréquentes. Un soir, alors que je donnais le bain aux enfants, Ruby m’a demandé :

— Maman, pourquoi papa dit que tu dois maigrir ?

J’ai senti mon cœur se briser.

— Parce que papa ne comprend pas toujours tout ce qu’il dit…

J’ai commencé à éviter de manger devant Laurent. Je grignotais en cachette dans la cuisine après avoir couché les enfants. Je me suis sentie coupable de chaque bouchée. J’ai même essayé un régime trouvé sur Internet — soupe aux choux et yaourts nature — mais j’étais épuisée et irritable.

Un dimanche midi, chez mes beaux-parents à Angers, la tension a explosé. Ma belle-mère a servi un gratin dauphinois bien crémeux et une tarte aux pommes maison.

— Tu veux une deuxième part ? m’a-t-elle demandé gentiment.

Laurent a répondu à ma place :

— Non merci, elle fait attention en ce moment.

J’ai reposé ma fourchette et j’ai quitté la table sans un mot. Dans le jardin, j’ai appelé ma sœur Camille en pleurant.

— Il me fait honte devant tout le monde… Je ne sais plus quoi faire…
— Tu dois penser à toi maintenant, Élodie. Ce n’est pas normal qu’il te parle comme ça.

Cette phrase a résonné en moi toute la nuit. Le lendemain matin, j’ai pris une décision : j’ai appelé une psychologue du centre social du quartier. La première séance a été difficile ; j’ai pleuré tout le long. Mais pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un m’a écoutée sans me juger.

Petit à petit, j’ai repris confiance en moi. J’ai recommencé à sortir seule — juste une heure au café du coin avec un livre — pendant que Camille gardait les enfants. J’ai aussi parlé à Laurent :

— Je ne veux plus que tu me fasses de remarques sur mon poids devant les enfants ou ailleurs. Si tu as un problème avec moi, on en parle entre adultes.

Il a haussé les épaules mais il n’a rien répondu. Depuis ce jour-là, il fait plus attention à ses mots — ou alors il se tait.

Je ne sais pas si notre couple survivra à tout ça. Mais je sais que je ne veux plus jamais avoir honte de manger trois burgers si j’en ai envie.

Est-ce qu’on doit accepter d’être jugée par ceux qui sont censés nous aimer ? Jusqu’où faut-il se sacrifier pour préserver une famille ?