Trois ans d’absence : le retour de Mathieu

« Camille, ouvre-moi… s’il te plaît. »

La voix de Mathieu résonne derrière la porte, tremblante, presque étrangère. Je serre contre moi la peluche préférée de Juliette, ma fille, comme si elle pouvait me protéger de ce passé qui revient me hanter. Trois ans. Trois ans sans nouvelles, sans un mot, sans un regard. Trois ans à panser mes blessures, à apprendre à vivre sans lui, à élever seule notre enfant.

Je me souviens encore de cette nuit glaciale de février où tout a basculé. J’étais énorme, épuisée, prête à accoucher d’un jour à l’autre. Mathieu rentrait tard du travail, ou du moins c’est ce qu’il disait. Ce soir-là, il n’a pas franchi la porte. À la place, j’ai trouvé une lettre sur la table basse : « Je ne peux pas. Je suis désolé. » Rien d’autre. Pas d’explication, pas d’au revoir. Juste le vide.

Les semaines qui ont suivi ont été un cauchemar éveillé. Ma mère, Françoise, est venue s’installer chez moi pour m’aider. Elle n’a jamais caché son mépris pour Mathieu : « Je t’avais prévenue, Camille. Ce genre d’homme ne tient jamais ses promesses. » Mais moi, je voulais croire en lui. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en serrant Juliette contre moi à la maternité, seule dans cette chambre blanche où toutes les autres femmes étaient entourées de leurs compagnons.

La vie a repris son cours. J’ai repris mon travail d’infirmière à l’hôpital de Nantes dès que j’ai pu. Les nuits blanches se sont enchaînées, entre les pleurs de Juliette et mes propres angoisses. Les factures s’accumulaient, et chaque fois que je croisais un couple heureux dans la rue, une boule se formait dans ma gorge. Mais petit à petit, j’ai appris à sourire à nouveau. Juliette a grandi, elle est devenue mon rayon de soleil.

Et puis ce matin, tout a recommencé.

Mathieu est là, devant ma porte, les yeux rougis par les larmes et la honte. Il tient un bouquet de pivoines – mes fleurs préférées – comme si cela pouvait effacer trois ans d’absence.

— Camille… Je sais que tu me détestes. Mais laisse-moi t’expliquer…

Je le regarde sans un mot. Mon cœur bat la chamade. J’ai envie de hurler, de le gifler, de lui dire qu’il n’a aucun droit de revenir dans nos vies comme ça.

— Tu veux expliquer quoi ? Que tu as fui comme un lâche ? Que tu as laissé ta fille sans père ?

Il baisse la tête.

— J’étais perdu… J’ai fait une dépression. Je n’arrivais plus à respirer dans cette vie-là… Je sais que ce n’est pas une excuse.

Je sens la colère monter en moi.

— Tu crois que moi je n’étais pas perdue ? Tu crois que c’était facile d’accoucher seule ? D’expliquer à Juliette pourquoi son papa n’est jamais là ?

Il pleure maintenant, sans retenue. Je voudrais rester insensible mais une part de moi se souvient des moments heureux : nos balades sur les bords de l’Erdre, ses mains chaudes sur mon ventre arrondi…

Ma mère surgit dans le couloir.

— Camille, ne l’écoute pas ! Il va encore te briser le cœur !

Je ferme les yeux. J’entends Juliette qui rit dans sa chambre avec son dessin animé préféré. Elle ne sait rien de tout ça. Pour elle, papa est un mot abstrait qu’elle prononce parfois en regardant les autres enfants à l’école.

Mathieu s’agenouille devant moi.

— Je veux connaître ma fille… Je veux être là pour elle… Pour toi aussi si tu me laisses une chance…

Je sens mes jambes flancher.

— Et si tu recommençais ? Si tu partais encore ?

Il secoue la tête.

— Je me fais suivre par un psy depuis plus d’un an… J’ai changé, Camille. Je t’en supplie…

Ma mère croise les bras.

— Tu vas vraiment lui pardonner ? Après tout ce qu’il t’a fait ?

Je regarde Mathieu, puis Juliette qui vient d’ouvrir la porte de sa chambre et nous observe avec ses grands yeux curieux.

— Maman… C’est qui le monsieur ?

Le temps semble suspendu. Mathieu se lève lentement et s’accroupit à hauteur de Juliette.

— Bonjour Juliette… Je suis ton papa.

Elle le regarde sans comprendre puis se tourne vers moi.

— C’est vrai maman ?

Je sens mes larmes couler malgré moi. Je voudrais protéger ma fille de tout ce chaos mais je ne peux pas lui cacher la vérité plus longtemps.

— Oui mon cœur… C’est ton papa.

Juliette sourit timidement puis retourne jouer dans sa chambre comme si rien ne s’était passé.

Mathieu me regarde avec espoir.

— Laisse-moi au moins essayer d’être un père pour elle…

Je reste là, figée entre deux mondes : celui que j’ai construit seule et celui qu’il me propose aujourd’hui. Ma mère soupire et retourne dans la cuisine en marmonnant : « Tu fais une erreur… »

Je ferme la porte derrière Mathieu et m’effondre sur le canapé. Mon cœur est en miettes. Est-ce que je dois lui pardonner ? Est-ce que je prends le risque de tout recommencer pour offrir à Juliette une famille ? Ou est-ce que je protège ce fragile équilibre que j’ai mis tant de temps à bâtir ?

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment changer ? Est-ce que le pardon est possible après une telle trahison ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?