Trente ans de sacrifices : aujourd’hui, mes enfants m’ont oubliée

« Tu exagères, maman. On ne peut pas toujours être là ! » La voix de Claire résonne encore dans l’entrée, sèche, tranchante. Je suis restée debout, la main crispée sur la rampe de l’escalier, le cœur battant trop fort. Elle venait de claquer la porte derrière elle, laissant derrière elle un silence plus lourd que d’habitude. J’ai regardé les photos sur le mur : cinq visages d’enfants, cinq sourires innocents. Où sont-ils passés, ces enfants-là ?

Je m’appelle Madeleine. J’ai soixante-sept ans et j’habite à Tours, dans la même maison où j’ai élevé mes cinq enfants : Claire, Sophie, Thomas, Julien et Antoine. Il y a trente ans, la maison débordait de vie. Les cris, les disputes pour la salle de bain, les rires autour de la table du petit-déjeuner… Je courais partout, entre mon travail à la mairie et les courses, les devoirs, les lessives. Mon mari Paul travaillait beaucoup ; il rentrait tard, fatigué. Alors c’est moi qui gérais tout : les maladies, les chagrins d’amour, les anniversaires ratés.

Aujourd’hui, Paul est parti depuis cinq ans. Un cancer fulgurant. J’ai cru que mes enfants se rapprocheraient de moi après sa mort. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. Chacun a pris sa route : Claire à Nantes avec son mari et ses deux filles ; Sophie à Paris, débordée par son travail d’avocate ; Thomas et Julien à Lyon, jamais disponibles ; Antoine à Bordeaux, le plus jeune, que je vois à peine une fois par an.

La solitude est devenue mon quotidien. Je ne demande pas grand-chose : un coup de fil de temps en temps, une visite le dimanche… Mais même ça semble trop demander. Je me souviens d’un dimanche pluvieux où j’ai appelé Thomas :

— Tu pourrais passer me voir ? J’ai fait ton plat préféré…

— Maman, tu sais bien que j’ai du boulot. Et puis c’est loin…

J’ai raccroché avant qu’il entende ma voix trembler. J’ai mangé seule ce gratin dauphinois qui refroidissait dans le plat.

Avec Claire et Sophie, c’est plus compliqué. Il y a eu cette dispute il y a deux ans. Elles m’ont reproché d’avoir été trop dure avec elles quand elles étaient adolescentes. « Tu ne nous as jamais écoutées », m’a lancé Sophie. J’ai voulu me défendre : « Je faisais ce que je pouvais… » Mais elles n’ont pas voulu entendre. Depuis, nos échanges sont froids, limités à des messages pour Noël ou les anniversaires.

Julien et Antoine sont plus distants encore. Ils m’envoient parfois une carte postale des vacances ou un texto pour la fête des mères. Mais jamais un vrai moment partagé. Je me demande souvent si j’ai raté quelque chose. Est-ce parce que j’étais trop exigeante ? Ou pas assez présente ?

Le pire, c’est quand je vois mes voisines recevoir leurs enfants chaque week-end. Madame Lefèvre a ses petits-enfants tous les mercredis ; elle me raconte leurs bêtises avec des étoiles dans les yeux. Moi, je n’ai même pas vu grandir ceux de Claire.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que la télévision diffusait en boucle des émissions sans intérêt, j’ai craqué. J’ai pris mon téléphone et j’ai envoyé un message groupé :

« Je me sens seule. J’aimerais vous voir plus souvent. »

Pas de réponse ce soir-là. Ni le lendemain.

C’est Antoine qui a fini par m’appeler une semaine plus tard.

— Maman… Je sais que tu es seule mais… On a tous nos vies maintenant.

Sa voix était gênée, presque coupable.

— Je comprends… Mais tu sais, un jour vous regretterez peut-être de ne pas avoir été là.

Il n’a rien répondu.

Depuis ce jour-là, j’essaie de m’occuper : je vais au marché le samedi matin, je discute avec la boulangère qui connaît toute ma vie. Je fais du bénévolat à la bibliothèque municipale pour ne pas sombrer dans l’oubli total.

Mais chaque soir, en refermant les volets sur la rue déserte, je repense à ces années où je donnais tout pour eux. Les nuits blanches quand ils étaient malades ; les économies faites pour payer leurs études ; les sacrifices pour qu’ils ne manquent de rien.

Parfois je me demande si c’est la société qui a changé. Avant, on prenait soin de ses parents ; aujourd’hui tout va trop vite. Les enfants partent loin pour travailler ; ils ont leurs propres soucis. Mais est-ce une excuse ?

Je repense à ma propre mère : je lui rendais visite chaque semaine jusqu’à sa mort. Était-ce plus facile avant ? Ou ai-je échoué là où elle avait réussi ?

Un dimanche matin, alors que je préparais du café pour une amie du quartier qui venait me voir, j’ai entendu frapper à la porte. C’était Sophie. Elle avait l’air fatiguée mais elle m’a souri timidement.

— Je passais dans le coin… Je me suis dit que ça te ferait plaisir.

J’ai senti mes yeux s’embuer mais je n’ai rien dit. On a parlé longtemps ce jour-là — pas des reproches ni du passé — juste de tout et de rien. Quand elle est partie, elle m’a serrée fort dans ses bras.

Depuis ce jour-là, j’essaie d’espérer que tout n’est pas perdu. Peut-être qu’un jour mes enfants comprendront ce que c’est d’être seul quand on a tout donné.

Mais dites-moi… Est-ce vraiment normal qu’après tant d’années de sacrifices, une mère se retrouve ainsi oubliée ? Est-ce moi qui ai trop attendu… ou bien eux qui ont trop vite tourné la page ?