Toujours là pour elle, jamais pour moi : l’histoire d’Halina et de sa sœur
— Halina, tu peux venir garder les enfants ce soir ? Je n’ai vraiment personne d’autre…
La voix de Claire résonne dans mon téléphone, essoufflée, presque suppliante. Je regarde l’horloge : 18h30. Je viens à peine de rentrer de l’hôpital où j’ai passé la journée à attendre des résultats qui pourraient changer ma vie. Mais je réponds, comme toujours :
— Bien sûr, Claire. J’arrive dans une demi-heure.
C’est ainsi depuis trente ans. Je suis Halina, 61 ans, et j’ai toujours été « celle sur qui on peut compter ». On m’a élevée dans cette idée que la famille est sacrée, qu’on donne avant de recevoir. J’ai tout sacrifié pour ma sœur cadette, Claire. Petite, elle était fragile, rêveuse, un peu perdue dans ce monde trop dur pour elle. Moi, j’étais la grande sœur solide, celle qui ramassait les morceaux après ses chagrins d’amour ou ses échecs scolaires.
Je me souviens d’un soir d’hiver à Lyon, il y a vingt ans. Claire venait de se séparer de son premier mari. Elle a débarqué chez moi en larmes, deux enfants sous le bras. Mon mari, Jean-Pierre, a râlé : « Encore ta sœur ? Et nous alors ? » Mais je n’ai pas hésité une seconde. J’ai accueilli Claire et ses enfants pendant des mois. J’ai jonglé entre mon travail à la mairie et les couches sales, les devoirs du soir, les crises de larmes. Je me disais que c’était ça, la famille.
Les années ont passé. Claire s’est reconstruite, a refait sa vie avec un homme charmant, Marc. Elle a trouvé un bon poste dans une agence immobilière. Moi, j’ai continué à être « la grande sœur ». On m’appelait pour garder les enfants, pour aider lors des déménagements, pour prêter de l’argent quand les fins de mois étaient difficiles.
Mais aujourd’hui, tout a changé. Il y a trois semaines, on m’a diagnostiqué un cancer du sein. Le mot est tombé comme une gifle. Jean-Pierre est mort il y a cinq ans ; mes enfants vivent loin, à Paris et à Nantes. J’ai eu peur comme jamais auparavant. J’ai pensé à Claire tout de suite. Elle comprendrait, elle serait là pour moi comme je l’ai été pour elle.
J’ai attendu le bon moment pour lui annoncer la nouvelle. Un dimanche après-midi, je l’ai invitée à prendre un café chez moi. Elle est arrivée en retard, pressée, son téléphone collé à l’oreille.
— Désolée Halina, j’ai eu une matinée de folie ! Tu voulais me parler ?
J’ai pris une grande inspiration.
— Claire… J’ai quelque chose d’important à te dire. On m’a diagnostiqué un cancer du sein. Je vais devoir subir une opération bientôt…
Elle a blêmi un instant puis s’est ressaisie.
— Oh… c’est terrible… Tu sais que tu peux compter sur moi… Mais là, avec le boulot et les enfants… C’est compliqué en ce moment…
J’ai senti mon cœur se serrer. Elle a changé de sujet presque aussitôt :
— Tu as vu les infos ? Encore une grève à la SNCF !
Je suis restée figée. Je n’arrivais pas à croire ce que je venais d’entendre. Moi qui avais toujours été là pour elle…
Les jours suivants ont été un supplice silencieux. J’espérais un message, un appel. Rien. Juste quelques textos banals : « Courage », « Tiens-moi au courant ». La veille de mon opération, j’ai osé lui demander :
— Claire, pourrais-tu venir avec moi à l’hôpital demain matin ? J’ai peur d’y aller seule…
Sa réponse est tombée comme un couperet :
— Désolée Halina, je n’ai vraiment pas le temps en ce moment… Marc travaille et les enfants ont école.
J’ai raccroché sans rien dire. J’ai pleuré toute la nuit.
À l’hôpital, j’étais seule dans la salle d’attente stérile. Les autres patientes avaient des proches avec elles : une main à serrer, un sourire rassurant. Moi, j’avais mon silence et mes souvenirs.
Après l’opération, j’ai passé des jours entiers à ressasser notre histoire. Pourquoi ai-je toujours donné sans compter ? Pourquoi ai-je cru que Claire serait là pour moi ? Est-ce que la famille n’est qu’un mot vide quand on ne reçoit rien en retour ?
Un soir, alors que je rentrais chez moi encore faible et fatiguée, mon téléphone a sonné. C’était Claire.
— Halina… Je voulais savoir comment tu vas…
Sa voix était hésitante, presque coupable.
— Je vais comme quelqu’un qui vient de se faire opérer seule parce que sa sœur n’avait pas le temps…
Un silence gênant s’est installé.
— Tu sais… Je suis désolée… Mais tu as toujours été si forte… Je croyais que tu n’avais pas besoin de moi.
J’ai éclaté :
— Tu ne comprends donc pas ? Même les plus forts ont besoin d’aide parfois ! Toute ma vie j’ai été là pour toi ! Et toi… tu n’as même pas pu prendre une matinée pour moi !
Elle a pleuré au téléphone. Mais c’était trop tard.
Depuis ce jour-là, quelque chose s’est brisé entre nous. Je continue ma vie tant bien que mal. Je vais aux séances de chimio seule ; parfois une voisine me propose son aide mais je refuse par fierté ou par honte.
Je repense souvent à cette phrase qu’on m’a répétée toute mon enfance : « La famille avant tout ». Mais aujourd’hui je me demande : est-ce vraiment vrai ? Ou bien est-ce juste une illusion qu’on se raconte pour supporter la solitude ?
Est-ce que donner sans jamais recevoir finit par nous détruire ? Et vous, jusqu’où iriez-vous par amour pour votre famille ?