Toujours celle qui apaise : le poids invisible de la médiatrice
« Tu pourrais au moins essayer de comprendre ton frère ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, alors que je raccroche le téléphone, les mains tremblantes. Il est 22h, j’ai passé la soirée à jongler entre les appels de Camille, ma sœur, qui pleure parce que Paul, notre frère, l’a encore ignorée à l’anniversaire de notre père, et ceux de Paul, qui m’explique qu’il en a marre d’être toujours le méchant. Je soupire. Encore une fois, c’est moi qui dois tout arranger.
Depuis que je suis petite, on m’a collé cette étiquette : « Marie, elle sait calmer les tempêtes. » À la maison, quand mes parents se disputaient pour des broutilles – la vaisselle pas faite, la facture EDF oubliée – c’était moi qui allais voir maman dans la cuisine, puis papa dans le salon, pour leur dire que tout allait s’arranger. J’avais dix ans et déjà la lourde responsabilité de maintenir la paix.
Ce soir-là, alors que je m’effondre sur mon lit, mon mari, Julien, rentre du travail. Il claque la porte un peu trop fort. « Encore une journée de merde ! » grogne-t-il en jetant sa veste sur la chaise. Je me lève aussitôt pour lui préparer un thé, lui demander ce qui ne va pas, l’écouter se plaindre de son chef tyrannique et de ses collègues incompétents. Je hoche la tête, je murmure des mots rassurants. Mais au fond de moi, une petite voix crie : « Et moi ? Qui m’écoute ? »
Le lendemain matin, je me réveille avec une boule dans la gorge. Je dois appeler Camille pour la convaincre d’aller voir Paul et lui parler. Mais avant même d’avoir posé le pied par terre, mon téléphone vibre : c’est maman. « Marie, tu sais, ton père a encore oublié notre anniversaire de mariage… Je me demande parfois s’il m’aime encore. » Je ferme les yeux. J’ai envie de lui dire que je n’en peux plus d’être le tampon émotionnel de toute la famille. Mais je réponds : « Tu sais bien qu’il est distrait, maman. Il t’aime à sa façon. »
Au travail aussi, c’est pareil. Je suis assistante sociale dans un collège à Lyon. Les élèves viennent me voir pour se confier, les profs pour se plaindre du manque de moyens ou des parents trop exigeants. Même ma supérieure me confie ses doutes et ses angoisses. J’encaisse tout sans broncher. Mais parfois, en rentrant chez moi, je m’arrête sur le pont Wilson et je regarde le Rhône couler lentement sous mes pieds. J’ai envie de crier dans le vent tout ce que je retiens depuis des années.
Un soir d’hiver, alors que je prépare le dîner pour Julien et nos deux enfants, il entre dans la cuisine sans un mot et s’assoit à table. Je sens qu’il est tendu. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demandé-je doucement. Il hausse les épaules : « Rien… C’est juste que tu pourrais faire un effort pour être plus présente avec moi. On dirait que tu es toujours ailleurs. »
Je reste figée, la cuillère à la main. Présente ? Je passe mes journées à m’occuper des autres ! Mais je ravale mes larmes et je réponds : « Tu as raison… Je vais essayer. »
Quelques jours plus tard, Camille débarque chez moi en larmes. Elle s’effondre sur le canapé : « Paul ne veut plus jamais me parler ! Tu te rends compte ? C’est à cause de toi aussi ! Tu prends toujours sa défense ! »
Je sens la colère monter en moi. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai envie de hurler : « Et toi ? Tu crois que c’est facile d’être au milieu ? Tu crois que ça ne me coûte rien d’essayer de vous réconcilier tout le temps ? » Mais je me retiens. Je prends sa main et je murmure : « Je comprends que tu sois triste… »
La nuit suivante, je fais un cauchemar : je suis au milieu d’une pièce où tout le monde crie autour de moi – mes parents, mes frères et sœurs, Julien, mes enfants – et personne ne m’entend quand j’essaie d’appeler à l’aide.
Un matin, alors que je prépare les tartines pour les enfants, mon fils aîné me regarde droit dans les yeux : « Maman, pourquoi tu pleures ? » Je sursaute. Je n’avais même pas remarqué que des larmes coulaient sur mes joues.
Ce jour-là, j’appelle mon médecin et je lui demande un rendez-vous. Dans son cabinet, je craque enfin : « Je n’en peux plus… J’ai l’impression d’être invisible… » Elle me regarde avec douceur : « Marie, vous avez le droit d’exister pour vous-même aussi. Vous avez le droit d’être fatiguée. »
Je sors du cabinet avec une ordonnance pour quelques séances chez une psychologue et un arrêt maladie d’une semaine. Pour la première fois depuis des années, je décide de penser à moi.
Quand j’annonce à Julien que je vais prendre du temps pour moi, il fronce les sourcils : « Mais qui va s’occuper des enfants ? Et ta mère ? Et Camille ? » Je le regarde droit dans les yeux : « Ils devront apprendre à se débrouiller sans moi… au moins un peu. »
Les premiers jours sont difficiles. Je culpabilise à chaque appel manqué de ma mère ou chaque message non répondu de Camille. Mais peu à peu, je sens une légèreté nouvelle s’installer en moi.
Un soir, alors que je marche seule sur les quais du Rhône, j’observe les lumières de la ville se refléter sur l’eau noire. Pour la première fois depuis longtemps, je me demande : « Et si j’avais aussi le droit d’être fragile ? Et si prendre soin de soi n’était pas un acte égoïste mais nécessaire ? »
Est-ce qu’on a vraiment le droit de poser ses valises quand on a toujours été celle qui porte tout ? Qui prendra soin de nous quand on n’a plus la force d’apaiser les autres ?