Tant qu’elle reste avec lui, elle n’aura rien : Histoire d’une mère française

« Tant que tu restes avec lui, tu n’auras pas un sou de moi ! »

Ma voix a claqué dans la cuisine, tranchant le silence comme un couteau. Ma fille, Camille, m’a regardée avec des yeux pleins de larmes et de colère. Je n’ai jamais voulu en arriver là, mais ce soir-là, j’ai senti que je n’avais plus le choix. Depuis des mois, je la vois dépérir, s’effacer derrière ce mari, Jérôme, qui ne fait que la rabaisser, la contrôler, l’isoler de nous tous. Et moi, Françoise, sa mère, je me sens impuissante, étrangère à sa douleur.

« Tu ne comprends rien, maman ! » a-t-elle crié en claquant la porte. J’ai entendu ses pas précipités dans l’escalier, puis le silence. Un silence lourd, épais, qui m’a enveloppée comme une chape de plomb. J’ai posé mes mains sur la table en bois, celle où elle dessinait petite fille, et j’ai pleuré. Pleurer de rage, d’impuissance, de peur aussi. Où ai-je échoué ?

Camille a toujours été mon rayon de soleil. Après la mort de son père, il y a dix ans, nous avons traversé tant d’épreuves ensemble. Je me suis battue pour elle, pour qu’elle fasse des études, pour qu’elle ait une vie meilleure que la mienne. Mais depuis qu’elle a rencontré Jérôme — ce garçon du quartier d’à côté, beau parleur mais sans ambition — tout s’est effondré. Il a su la séduire avec ses mots doux et ses promesses de bonheur simple. Mais très vite, les disputes ont commencé. Les cris derrière les murs fins de leur appartement HLM à Montreuil. Les bleus qu’elle cachait sous ses manches longues même en été.

Je me souviens d’un soir d’hiver où elle est venue chez moi, tremblante. « Maman, je crois que je l’aime plus… mais j’ai peur. » J’ai voulu la serrer dans mes bras mais elle s’est reculée. « Il dit que sans lui je ne suis rien. »

J’ai essayé de l’aider : lui trouver un travail dans la petite librairie où je travaille moi-même, lui proposer de revenir vivre à la maison. Mais Jérôme avait toujours le dernier mot. Il venait la chercher devant la boutique, surveillait ses messages, l’appelait dix fois par jour. Et Camille s’est refermée comme une huître.

La famille s’est divisée sur la question. Ma sœur Isabelle me reproche d’être trop dure : « Tu vas la perdre si tu continues comme ça ! » Mon frère Luc pense au contraire que je devrais porter plainte contre Jérôme : « Ce type est dangereux ! » Mais moi… moi je suis perdue.

Un jour, j’ai pris une décision radicale. J’ai convoqué Camille à la maison et je lui ai dit : « Tant que tu restes avec lui, tu n’auras rien de mon héritage. Pas un centime. Je refuse de financer ta souffrance. »

Elle m’a regardée comme si je venais de la trahir. « Tu veux acheter ma liberté ? »

« Non… Je veux juste te sauver. »

Depuis ce jour-là, elle ne me parle plus. Je reçois parfois des nouvelles par sa cousine Pauline : Camille a perdu du poids, elle ne sort presque plus. Jérôme a perdu son emploi et boit beaucoup. La voisine du dessus m’a appelée un soir pour me dire qu’elle avait entendu des cris et des bruits de verre cassé.

Je tourne en rond dans mon petit appartement du 12ème arrondissement. Je regarde les photos de Camille enfant : son sourire édenté à Noël, ses cheveux en bataille après une journée à la plage en Bretagne… Où est passée cette joie ?

Parfois je croise Jérôme au marché. Il me lance un regard froid et moqueur. Je serre les poings pour ne pas lui hurler dessus devant tout le monde.

Un soir d’avril, alors que Paris s’endort sous la pluie fine, j’entends frapper à ma porte. J’ouvre : Camille est là, trempée jusqu’aux os, les yeux rouges.

« Maman… j’ai besoin d’aide. »

Je l’accueille sans un mot dans mes bras. Elle s’effondre en sanglots contre mon épaule.

« Je n’en peux plus… Il m’a frappée encore… J’ai peur… »

Je sens sa détresse comme une lame dans mon ventre.

« Tu n’es pas seule ma chérie… On va s’en sortir ensemble… »

Cette nuit-là, nous avons parlé jusqu’à l’aube. Elle m’a tout raconté : les humiliations quotidiennes, les menaces si elle partait, la honte d’avoir laissé faire si longtemps.

Le lendemain matin, nous sommes allées au commissariat déposer plainte. J’ai appelé Isabelle et Luc ; toute la famille s’est mobilisée pour soutenir Camille.

Mais le chemin sera long. Elle doit reconstruire sa confiance en elle, retrouver un travail, se réconcilier avec son passé.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je bien fait ? Fallait-il aller aussi loin pour qu’elle ouvre les yeux ? Où commence l’aide et où finit l’ingérence ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour sauver votre enfant ?