Sous l’ombre de la peur : Confession d’une mère française

— Maman, il va encore crier ?

La voix tremblante de Louis, mon petit garçon de trois ans, fend le silence de la cuisine. Je serre la poignée du couteau, non pas pour me défendre, mais pour couper les pommes qu’il aime tant. Mes mains tremblent. Derrière la porte, j’entends les pas lourds de Marc, mon mari. Chaque soir, c’est la même angoisse : un mot de travers, un regard mal interprété, et tout peut exploser.

Je vis à Lyon depuis toujours. J’ai rencontré Marc à la fac. Il était drôle, brillant, le genre d’homme qui fait rire tout le monde. Mais après la naissance de Louis, tout a changé. Les premiers cris, les premiers reproches. Puis les gifles. Je me suis dit que c’était passager. Que c’était moi qui faisais mal les choses. Ma mère, Simone, m’a élevée seule après le départ de mon père. Elle m’a appris à être forte, mais je n’ai jamais osé lui parler de ce que je vivais.

Ce soir-là, Marc rentre plus tôt que prévu. Il sent l’alcool à plein nez. Il claque la porte si fort que Louis sursaute et laisse tomber sa cuillère. Je me précipite vers lui pour le rassurer, mais Marc est déjà dans la cuisine.

— T’as encore rien fait à manger ? Tu sers à quoi, Anne ?

Je baisse les yeux. Je sais que répondre ne sert à rien. Louis se cache derrière ma jupe.

— Papa… laisse maman tranquille…

C’est la première fois qu’il ose parler. Marc s’approche de lui, menaçant. Mon cœur s’arrête. Je me place entre eux.

— Ne touche pas à notre fils !

Marc me pousse violemment contre le mur. Je sens le goût du sang dans ma bouche. Louis hurle. C’est ce cri qui me réveille enfin. Je ne peux plus rester ici.

La nuit tombe sur Lyon. J’attends que Marc s’endorme sur le canapé, ivre mort. Je prends Louis dans mes bras, attrape un sac où j’ai glissé quelques vêtements et son doudou préféré. Je descends les escaliers en silence, chaque marche résonne comme un coup de tonnerre dans ma poitrine.

Dehors, l’air est glacial. Je marche sans réfléchir jusqu’à la station de tram la plus proche. Louis s’accroche à mon cou.

— Maman, on va où ?

— On va chez mamie, mon cœur.

Je n’ai pas vu ma mère depuis des mois. J’ai honte de revenir ainsi, mais je n’ai plus le choix. Quand elle ouvre la porte, elle comprend tout sans un mot. Elle me serre fort contre elle.

— Tu as bien fait de venir, Anne.

Les jours suivants sont un mélange d’angoisse et de soulagement. J’ai peur que Marc nous retrouve. Je dors mal, je sursaute au moindre bruit. Mais Louis rit à nouveau. Il joue avec le vieux chat de ma mère et réclame des crêpes tous les matins.

Ma mère m’encourage à porter plainte. J’hésite longtemps. La honte me ronge : que vont penser les voisins ? Les collègues ? Mais un soir, alors que je borde Louis dans son lit improvisé sur le canapé du salon, il me regarde avec ses grands yeux clairs :

— Maman, tu es triste ?

Je fonds en larmes. Il pose sa petite main sur ma joue.

— Moi je veux que tu sois contente.

C’est lui qui me donne la force d’aller au commissariat le lendemain matin. La policière qui m’accueille s’appelle Claire. Elle me parle doucement, me propose un café.

— Vous n’êtes pas seule, madame Dupuis.

Je raconte tout : les cris, les coups, la peur qui ne me quitte jamais. Claire prend des notes, me regarde sans jugement.

— On va vous aider.

Les démarches sont longues et humiliantes parfois : raconter encore et encore mon histoire à des inconnus en blouse blanche ou en uniforme ; expliquer pourquoi je suis restée si longtemps ; entendre des questions blessantes : « Vous n’avez jamais pensé à partir avant ? »

Mais je tiens bon pour Louis.

Marc reçoit une convocation au tribunal. Il nie tout en bloc, accuse ma mère d’avoir monté Louis contre lui. Mais cette fois-ci, je ne me tais plus.

Le jour du jugement arrive enfin. Ma gorge est nouée quand j’entre dans la salle d’audience. Ma mère tient ma main si fort que j’en ai mal aux doigts. Louis reste chez une amie de confiance.

Marc est là, froid, distant. Son avocat tente de minimiser les faits : « Monsieur Dupuis traverse une période difficile… »

Je sens la colère monter en moi.

— Ce n’est pas une période difficile ! C’est de la violence !

Le juge m’écoute attentivement. Quand il prononce l’ordonnance d’éloignement et accorde la garde exclusive de Louis, je sens un poids immense se lever de mes épaules.

Mais rien n’est simple après ça. Les nuits sont longues ; je fais des cauchemars où Marc revient frapper à la porte. Je dois trouver un travail pour subvenir à nos besoins : je deviens vendeuse dans une boulangerie du quartier Croix-Rousse. Les clients sont gentils ; certains connaissent mon histoire et m’offrent parfois un sourire ou un mot d’encouragement.

Louis commence l’école maternelle en septembre. Il pleure le premier jour mais revient fier comme un coq avec un dessin pour moi : « Maman et moi au parc ». Je l’accroche sur le frigo comme un trophée.

Petit à petit, la vie reprend ses droits. J’apprends à rire à nouveau avec ma mère autour d’un café noir et d’un croissant chaud le dimanche matin ; j’ose même sortir avec des amies du lycée retrouvées par hasard sur Facebook.

Mais il y a toujours cette question qui me hante : pourquoi ai-je attendu si longtemps ? Pourquoi tant de femmes restent-elles prisonnières du silence ?

Aujourd’hui encore, quand je regarde Louis dormir paisiblement dans sa chambre décorée de voitures miniatures et de peluches colorées, je me demande : combien d’enfants vivent encore dans la peur chaque soir ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?