Sous les Tuiles Fêlées, Mon Rêve Éclaté
— Tu ne comprends rien ! hurle Arthur, les poings serrés, les joues rouges de colère. Il claque la porte de sa chambre si fort que le plâtre du mur s’effrite un peu plus. Je reste là, figée, la main encore tendue vers lui, le cœur battant à tout rompre. Le silence qui suit est assourdissant, seulement troublé par le goutte-à-goutte régulier de la fuite sous l’évier.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-sept ans et, depuis deux ans, je vis dans une maison que j’ai achetée avec mon mari Julien, persuadée que c’était le début d’une nouvelle vie. Une maison en pierre, un jardin envahi par les orties, une toiture à refaire — mais j’y voyais un nid douillet en devenir. J’imaginais déjà les rires d’enfants sous les arbres, les goûters d’anniversaire, le chien qui court après un ballon. Mais la réalité s’est invitée sans prévenir : Arthur, notre fils unique, a changé du tout au tout depuis notre arrivée.
Il n’a que dix ans, mais il porte déjà sur ses épaules le poids d’une colère que je ne comprends pas. À Paris, il était doux, rêveur, parfois timide. Ici, il est devenu imprévisible, insolent, parfois violent. Les instituteurs m’appellent régulièrement : « Madame Lefèvre, Arthur a frappé un camarade », « Madame Lefèvre, Arthur refuse de participer ». Je m’excuse, je promets de parler avec lui. Mais rien n’y fait.
Julien travaille beaucoup. Il part tôt le matin pour son cabinet d’architecte à Angers et rentre tard, épuisé. Il dit que tout ira mieux quand la maison sera finie. Mais la maison n’avance pas. Les devis s’accumulent, les artisans ne viennent pas toujours. Les week-ends sont consacrés aux travaux : Julien s’énerve sur une poutre tordue, moi je gratte la vieille peinture des volets en essayant d’ignorer les cris d’Arthur qui résonnent dans le jardin.
Un soir d’hiver, alors que la pluie tambourine sur les vitres mal isolées, je surprends une conversation entre Julien et sa mère au téléphone :
— Tu sais bien que Claire voulait cette maison… Moi, je n’étais pas convaincu…
Je me sens trahie. Je croyais que c’était notre rêve commun. Depuis ce jour-là, une distance s’installe entre nous. Les disputes deviennent plus fréquentes :
— Tu ne fais jamais rien pour avancer !
— Et toi ? Tu crois que c’est facile de tout gérer seule ?
Arthur assiste à tout cela. Parfois il pleure en silence dans son lit ; parfois il explose et casse ses jouets. Je me sens coupable. Est-ce ma faute ? Ai-je voulu trop fort cette vie parfaite ?
Un matin, alors que je prépare le petit-déjeuner dans la cuisine encore en chantier, Arthur arrive en traînant les pieds.
— Je veux retourner à Paris.
Sa voix est basse mais déterminée. Je pose la tartine sur la table.
— Ce n’est pas possible pour l’instant… On a choisi cette maison pour être ensemble.
Il me regarde avec des yeux pleins de reproches.
— Mais on n’est jamais ensemble ! Papa travaille tout le temps et toi tu cries ou tu pleures !
Je sens mes larmes monter mais je me retiens. Je voudrais lui dire que moi aussi je suis fatiguée, que moi aussi j’ai peur de m’être trompée.
Les mois passent. La maison avance lentement : une pièce terminée ici, une fuite réparée là. Mais l’ambiance ne s’améliore pas. Julien et moi ne nous parlons presque plus que pour organiser les travaux ou les rendez-vous chez le psychologue pour Arthur. Les voisins nous évitent ; ils ont entendu les cris à travers les murs trop fins.
Un jour de printemps, alors que je désherbe le jardin envahi par les ronces, Arthur s’approche timidement.
— Maman… tu crois qu’on sera heureux ici un jour ?
Je m’arrête net. Je regarde ses mains sales, ses yeux fatigués pour son âge.
— Je ne sais pas… Mais on va essayer.
Il hoche la tête et m’aide à arracher une ortie. C’est la première fois depuis longtemps qu’on fait quelque chose ensemble sans se disputer.
Le soir même, j’ouvre un vieux carton resté dans l’entrée depuis des mois. Dedans, des photos de nous trois à Paris : sourires figés devant la Tour Eiffel, anniversaires entourés d’amis. Je me mets à pleurer doucement. Julien me rejoint et pose sa main sur mon épaule.
— On a perdu quelque chose en route…
Je hoche la tête sans répondre.
Depuis ce jour-là, j’essaie de lâcher prise sur la perfection. J’accepte que la maison soit bancale, que notre famille soit cabossée. J’emmène Arthur au cinéma du village ; on rit devant un film idiot. Julien prend un week-end pour qu’on parte tous les trois à la mer.
Mais rien n’est simple ni résolu. Parfois Arthur pique encore des crises terribles ; parfois Julien s’enferme dans le garage pour fuir nos disputes. Parfois je rêve de tout quitter et de recommencer ailleurs.
Ce soir, alors que j’écris ces lignes dans le salon encore en travaux, j’entends Arthur rire avec son père dans le jardin. Ce rire me donne un peu d’espoir.
Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire une famille comme on répare une vieille maison ? Ou bien certaines fissures sont-elles impossibles à combler ? Qu’en pensez-vous ?