Sous l’emprise de Maman : Mon combat pour exister

— Camille, tu ne vas quand même pas sortir habillée comme ça ?

La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je serre les poings sur la poignée de ma chambre, le cœur battant. J’ai 23 ans, mais devant elle, je redeviens une enfant prise en faute. Je me retourne lentement, croisant son regard inquisiteur. Elle est là, droite comme un i, les bras croisés sur sa poitrine. Derrière elle, le parfum du gratin dauphinois flotte dans l’air, mais il ne parvient pas à masquer l’odeur âcre de la tension.

— Maman, je vais juste boire un verre avec Chloé…
— Chloé ! Cette fille qui fume et qui traîne dans les bars ? Tu vaux mieux que ça, Camille.

Je sens la colère monter. Toujours ce même refrain : je vaux mieux que mes amis, mieux que mes choix. Mais jamais assez bien pour elle. Depuis mon enfance à Lyon, elle a tout décidé : mes vêtements, mes études, mes amis. Même mon orientation en droit à la fac n’était pas vraiment mon choix. J’aurais voulu faire de la photo, mais elle disait que ce n’était pas un « vrai métier ».

Je me souviens d’un soir d’hiver où j’avais osé lui dire non. J’avais 16 ans. Elle avait claqué la porte de ma chambre si fort que les cadres étaient tombés du mur. Depuis, j’ai appris à me taire ou à mentir. Mais ce soir-là, quelque chose a craqué.

— Tu ne comprends donc pas que j’ai besoin de respirer ?

Ma voix tremble. Elle me fixe, blessée, mais refuse de céder.

— Je fais ça pour ton bien ! Tu verras plus tard que j’avais raison.

Mon père, assis devant la télé dans le salon, fait semblant de ne rien entendre. Il n’intervient jamais. Il a appris à naviguer entre nous comme on évite les flaques sur le trottoir.

Je claque la porte et descends l’escalier en courant. Dans la rue, l’air frais me gifle le visage. Chloé m’attend déjà au coin du boulevard des Brotteaux.

— Encore ta mère ?
— Toujours.

On rit nerveusement. Chloé sait tout de mes galères. Elle a grandi avec une mère absente et m’envie parfois la mienne. Mais elle ne comprend pas ce que c’est d’étouffer sous le poids des attentes.

Au bar, entre deux verres de vin blanc, je lui confie mon rêve secret : partir à Paris pour intégrer une école de photographie. Chloé m’encourage :

— Tu dois vivre pour toi, Camille !

Mais comment faire ? Chaque fois que j’essaie de m’affirmer, ma mère me rappelle tout ce qu’elle a sacrifié pour moi : son travail d’infirmière à mi-temps, ses soirées passées à m’aider pour mes devoirs… La culpabilité me ronge.

Quelques jours plus tard, c’est l’anniversaire de mon père. Toute la famille est réunie autour du gigot d’agneau. Ma cousine Lucie parle de son stage à Bordeaux ; mon oncle se vante des exploits de son fils en médecine. Ma mère me lance soudain :

— Camille va bientôt commencer son master en droit !

Tous les regards se tournent vers moi. Je sens la panique monter.

— En fait… je ne suis pas sûre de vouloir continuer.

Un silence glacial s’abat sur la table. Ma mère pâlit.

— Comment ça ? Tu veux gâcher ta vie ?

Les mots claquent comme des gifles. Mon père baisse les yeux. Lucie me regarde avec compassion.

— Je veux juste essayer autre chose…
— Tu n’as pas le droit de tout jeter comme ça ! Tu te rends compte de ce que ça nous coûte ?

Je quitte la table en larmes. Dans ma chambre d’ado tapissée de posters défraîchis, je m’effondre sur le lit. Mon téléphone vibre : un message de Chloé.

« Fonce ! Tu n’as qu’une vie. »

Je passe la nuit à écrire une lettre à ma mère. Je lui parle de mes rêves, de mon mal-être, du besoin vital d’exister par moi-même. Je lui dis que je l’aime mais que je dois partir.

Le lendemain matin, je dépose la lettre sur la table de la cuisine et je sors sans bruit. Dans le train pour Paris, mon cœur bat à tout rompre entre peur et excitation.

Quelques semaines plus tard, ma mère m’appelle enfin. Sa voix est brisée.

— Tu m’en veux tant que ça ?
— Non… Je veux juste vivre ma vie.

Un silence lourd s’installe. Puis elle murmure :

— J’ai peur pour toi…
— Moi aussi, maman. Mais j’ai plus peur de ne jamais essayer.

Aujourd’hui encore, je doute parfois. J’entends sa voix dans ma tête chaque fois que j’hésite ou que j’échoue. Mais je découvre peu à peu qui je suis vraiment.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer ses parents sans leur obéir aveuglément ? Est-ce qu’on a le droit de choisir sa propre route sans trahir ceux qui nous ont tout donné ?