Sous le Toit du Parfait, Mon Cœur en Détresse

« Tu n’es jamais assez bien, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide comme la porcelaine de ses assiettes. Je serre la poignée du tiroir, mes jointures blanchissent. Mon père, assis derrière son journal, ne lève même pas les yeux. Il laisse faire, comme toujours. Je suis là, dix-sept ans, coincée dans cette maison bourgeoise du 6ème arrondissement de Lyon, où chaque rideau est repassé, chaque sourire calculé.

« Tu as vu ta sœur, comment elle se tient ? Prends-en de la graine ! »

Ma sœur, Élodie, la parfaite. Toujours tirée à quatre épingles, major de promo au lycée du Parc. Moi, je suis l’ombre derrière elle, celle qui n’a jamais su rentrer dans le moule. Je regarde par la fenêtre : dehors, le printemps explose sur les platanes du boulevard des Belges. Dedans, je suffoque.

Le soir, je m’enferme dans ma chambre. J’écoute Noir Désir à fond dans mes écouteurs pour couvrir les disputes feutrées de mes parents. Je griffonne dans mon carnet : « Qui suis-je si je ne suis pas celle qu’ils veulent ? »

Un jour, j’arrive en retard au dîner. Ma mère m’attend dans le salon, droite comme un juge.

— Camille, tu crois que tu peux faire ta vie sans règles ? Ici, on ne fait pas n’importe quoi.

Je sens la colère monter. Je voudrais hurler que je ne veux plus de leurs règles, que je veux respirer. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

À l’école, c’est pareil. Les profs me voient comme « la fille de Madame Morel », présidente de l’association des parents d’élèves. Impossible d’exister autrement. Je traîne avec Thomas et Inès, les seuls qui ne jugent pas mes Doc Martens ni mes cheveux trop courts. On se retrouve au Parc de la Tête d’Or, on refait le monde entre deux éclats de rire.

Un soir d’avril, je rentre tard. Ma mère m’attend dans l’entrée.

— Où étais-tu ?
— Avec des amis.
— Quels amis ? Ceux qui traînent ? Ceux qui ne feront rien de leur vie ?

Je sens ses mots comme des gifles. Je monte dans ma chambre en claquant la porte. Cette nuit-là, je décide que ça suffit.

Le lendemain, je sèche les cours pour la première fois. Je prends le tram jusqu’à Croix-Rousse et je marche sans but dans les pentes. Je respire enfin. J’entre dans un petit café où personne ne me connaît. Le serveur me sourit :

— Tu veux quelque chose ?
— Un chocolat chaud… s’il vous plaît.

Je m’assois près de la fenêtre et j’observe les gens. Ici, personne ne sait que je suis « la fille de ». Je me sens légère. J’écris dans mon carnet : « Peut-être que je peux être quelqu’un d’autre ici. »

Mais la liberté a un prix. Le soir, ma mère m’attend encore.

— Tu te rends compte du scandale si quelqu’un apprend que tu sèches les cours ? Tu veux salir notre nom ?

Je craque.

— Et si je veux juste être moi ? Pas ton projet ! Pas ta vitrine !

Elle me gifle. Mon père détourne les yeux. Je pars en courant dans la nuit lyonnaise.

Je trouve refuge chez Inès. Sa mère m’accueille sans poser de questions. Dans leur petit appartement du quartier Guillotière, tout est simple : on rit fort, on mange des pâtes sur le canapé. Personne ne juge si je pleure ou si je parle trop fort.

Les jours passent. Ma mère m’appelle sans cesse ; je ne réponds pas. Je découvre une autre vie : celle où on peut se tromper sans honte, où on peut aimer sans condition.

Mais la culpabilité me ronge. Un soir, Inès me prend la main :

— Tu sais, Camille… tu n’es pas obligée de choisir entre eux et toi. Tu peux t’inventer ta propre place.

Ses mots me bouleversent. J’écris une lettre à mes parents : « Je ne suis pas Élodie. Je ne serai jamais parfaite selon vos critères. Mais je veux qu’on m’aime pour ce que je suis vraiment. »

Quelques jours plus tard, ma mère débarque chez Inès. Elle a l’air fatiguée, les yeux rougis.

— Camille… rentre à la maison.
— Seulement si tu acceptes que je sois différente.

Elle hésite longtemps puis hoche la tête.

Le retour est difficile. Les silences sont lourds au début. Mais peu à peu, on apprend à se parler autrement. Ma mère ne comprend pas tout mais elle essaie. Mon père me demande un jour :

— Tu es heureuse ?

Je réfléchis longtemps avant de répondre :

— Je crois que oui… parce que j’essaie enfin d’être moi-même.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’étouffer sous le poids des attentes familiales. Mais j’ai appris à ouvrir la fenêtre et à respirer.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer ses parents sans se perdre soi-même ? Ou faut-il parfois tout casser pour se reconstruire ? Qu’en pensez-vous ?