Sous le regard implacable : Ma mère, mon ombre
— Guillaume, tu n’as pas encore rangé tes chemises ?
La voix de ma mère résonne dans mon appartement, tranchante comme une lame. Je sursaute. Il est 7h30 du matin, un samedi. Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir. Je n’ai pas eu le temps de savourer mon café. Elle est déjà là, debout dans l’encadrement de la porte de ma chambre, son regard bleu perçant fixé sur moi.
— Maman… Qu’est-ce que tu fais ici ?
Elle lève la main, agite le double de mes clés qu’elle garde précieusement dans son sac à main. « Je passais dans le quartier, alors je me suis dit que je pouvais t’aider un peu. »
Aider. Chez Françoise, « aider » signifie fouiller dans mes tiroirs, réorganiser mes placards, vérifier mes factures EDF et me rappeler que je n’ai pas encore pris rendez-vous chez le dentiste. J’ai trente-deux ans. Je vis seul depuis cinq ans dans ce petit appartement du 3ème arrondissement de Lyon. Mais chaque semaine, elle trouve une excuse pour venir.
Je me souviens de mon enfance : les vêtements choisis pour moi, les amis triés sur le volet (« Ce garçon-là n’est pas pour toi, il n’a pas de bonnes manières »), les activités imposées (« Tu feras du piano, c’est plus noble que le football »). Mon père, Bernard, s’effaçait devant elle. Ma sœur a fui à Bordeaux dès qu’elle a pu. Moi, j’ai cru pouvoir rester sans me perdre.
Mais ce matin-là, quelque chose craque en moi. Je sens la colère monter, une colère vieille de plusieurs années.
— Maman, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu ne peux pas entrer chez moi sans prévenir !
Elle me regarde, blessée mais fière. « Je suis ta mère. Je sais ce qui est bon pour toi. »
Je serre les poings. J’aimerais lui dire qu’elle m’étouffe, que je n’en peux plus de ses critiques voilées et de ses conseils déguisés en ordres. Mais je n’y arrive pas. Elle s’approche, pose sa main sur mon épaule.
— Guillaume, tu es fatigué. Tu travailles trop. Tu as besoin de quelqu’un pour veiller sur toi.
Je repense à toutes ces fois où elle a appelé mon patron pour lui demander de me laisser rentrer plus tôt parce que j’étais « malade ». À ces rendez-vous annulés avec des amis parce qu’elle avait « besoin de moi » pour déplacer un meuble ou trier des papiers.
Ce soir-là, je décide d’aller voir mon père. Il vit seul depuis le divorce, dans un petit pavillon à Villeurbanne. Il m’accueille avec un sourire triste.
— Elle ne changera jamais, tu sais…
Je sens les larmes monter.
— Papa, j’ai l’impression d’être un enfant toute ma vie. J’ai peur de la blesser si je lui dis d’arrêter.
Il soupire.
— Elle t’aime à sa façon. Mais tu as le droit d’exister sans elle.
Le lendemain, Françoise m’attend devant chez moi. Elle tient un sac rempli de courses bio et une pile de courrier trié par ordre d’importance.
— J’ai vu que tu avais reçu une lettre des impôts. Tu veux que je regarde ?
Je prends une grande inspiration.
— Non maman. Je vais m’en occuper moi-même.
Elle fronce les sourcils.
— Tu es sûr ? Tu sais que tu oublies toujours quelque chose…
Je sens la panique monter en elle. Pour la première fois, je vois sa fragilité derrière l’autorité : la peur d’être inutile, la peur d’être seule.
— Maman… Tu dois me laisser vivre ma vie. J’ai besoin d’espace.
Elle se fige. Son visage se ferme.
— Très bien. Si c’est ce que tu veux…
Elle tourne les talons et s’en va sans un mot de plus. Le silence qui suit est assourdissant.
Les jours passent. Pas d’appels, pas de messages. Je me sens coupable et soulagé à la fois. Je découvre la solitude, mais aussi la liberté : cuisiner n’importe quoi à minuit, inviter des amis sans prévenir, laisser traîner mes affaires sans craindre une remarque acerbe.
Mais la culpabilité me ronge. Un dimanche matin, je reçois un message de ma sœur :
« Elle ne parle plus que de toi. Elle dit que tu ne l’aimes plus. »
Je me rends compte que notre histoire n’est pas unique : combien d’amis ont grandi sous le joug d’une mère omniprésente ? Combien ont dû choisir entre loyauté et survie ?
Un soir d’automne, je décide d’aller la voir. Elle m’ouvre la porte avec un air fermé.
— Pourquoi es-tu venu ?
Je m’assois face à elle.
— Parce que je t’aime maman. Mais j’ai besoin que tu me fasses confiance.
Elle détourne les yeux.
— J’ai peur que tu t’éloignes…
Je prends sa main.
— Je ne partirai jamais loin. Mais j’ai besoin d’être moi-même.
Un silence lourd s’installe entre nous. Puis elle murmure :
— Je vais essayer…
Ce soir-là, en rentrant chez moi sous la pluie lyonnaise, je me demande : peut-on vraiment se libérer du regard de ceux qui nous ont tout donné ? Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même ?