Sous le même toit : L’été où j’ai perdu ma fille

« Tu ne comprends rien, maman ! » hurle Juliette, sa voix résonnant dans le couloir étroit de notre appartement du onzième arrondissement. Je reste figée, la main tremblante sur la poignée de la porte de sa chambre. Il est vingt-deux heures, la chaleur de juillet colle à la peau, et je sens que quelque chose m’échappe, quelque chose de grave.

Depuis des semaines, Juliette s’enferme dans le silence ou explose en colère pour un rien. Elle a seize ans, l’âge des tempêtes, me répètent mes amies au café du coin. Mais ce soir-là, il y a dans ses yeux une détresse que je n’ai jamais vue. Je voudrais la prendre dans mes bras, mais elle claque la porte si fort que le cadre de la photo de famille tombe au sol.

Je ramasse la photo : nous trois sur la plage de Saint-Malo, il y a cinq ans. Son père, Laurent, sourit maladroitement ; Juliette rit aux éclats. Où est passée cette insouciance ?

Le lendemain matin, je tente une approche. « Tu veux un jus d’orange ? » Elle hoche la tête sans me regarder, les écouteurs vissés aux oreilles. Je m’assieds en face d’elle, cherchant les mots. « Tu sais que tu peux tout me dire… » Elle lève les yeux au ciel. « Arrête, maman. »

Je me sens impuissante. À la pharmacie où je travaille, je croise des mères qui se plaignent de leurs ados, mais aucune ne parle de cette peur sourde qui vous réveille la nuit : et si mon enfant allait mal ? Et si je ne voyais rien ?

Un soir, alors que Laurent rentre tard du travail – encore une réunion qui s’éternise –, je lui parle de mon inquiétude. Il soupire : « Tu dramatises toujours tout, Claire. Juliette va bien, c’est juste l’âge. » Mais je sens qu’il n’y croit pas vraiment.

Les jours passent. Juliette sort sans prévenir, rentre à pas d’heure. Je fouille dans sa chambre – je sais que je ne devrais pas –, je trouve des dessins sombres, des poèmes griffonnés sur des feuilles déchirées : « Je me sens invisible », « Personne ne m’écoute ». Mon cœur se serre.

Un samedi soir, elle ne rentre pas. Minuit passe, puis une heure du matin. J’appelle ses amies : aucune nouvelle. Laurent essaie de me rassurer, mais je vois l’angoisse dans ses yeux. À deux heures du matin, la sonnette retentit. Juliette entre, le visage fermé.

« Où étais-tu ? » Ma voix tremble. Elle me regarde avec une lassitude infinie : « De toute façon, tu t’en fiches. »

Je craque : « Mais enfin Juliette ! On est morts d’inquiétude ! Parle-moi ! »

Elle fond en larmes. Pour la première fois depuis des mois, elle se laisse aller contre moi. Entre deux sanglots, elle murmure : « Je ne sais plus qui je suis… J’ai l’impression d’étouffer ici… »

Je comprends alors que ce n’est pas moi qu’elle rejette, mais ce monde trop lourd pour ses épaules fragiles.

Les semaines suivantes sont un long chemin de reconstruction. Nous allons voir une psychologue ensemble – Juliette accepte à contrecœur. Les séances sont douloureuses ; les mots sortent difficilement. Laurent s’implique enfin, pose son téléphone pendant les repas.

Petit à petit, Juliette recommence à sourire – timidement d’abord. Un soir d’août, elle me demande si on peut aller marcher au bord de la Seine. Nous parlons longtemps ; elle me raconte ses peurs, ses doutes sur l’avenir, son sentiment d’être différente.

Je réalise que j’ai passé trop de temps à vouloir la protéger au lieu de l’écouter vraiment. Que nos silences ont creusé un fossé entre nous.

À la rentrée, Juliette décide de changer d’option au lycée ; elle veut faire du théâtre. Je l’encourage – même si j’ai peur pour elle.

Cet été-là, j’ai cru perdre ma fille alors qu’elle était juste là, sous mon toit. J’ai compris que l’amour ne suffit pas toujours ; il faut aussi apprendre à lâcher prise et à faire confiance.

Parfois je me demande : combien d’entre nous vivent ainsi côte à côte sans vraiment se voir ? Et vous, avez-vous déjà eu peur de perdre quelqu’un que vous aimez sans même vous en rendre compte ?