Sous le même toit, la tempête : Chronique d’une famille française déchirée

— Tu ne comprends rien ! hurlais-je, la voix brisée, les poings serrés sur la table de la cuisine.

Ma mère, Anne, me fixait de ses yeux fatigués. Elle venait de rentrer de l’hôpital, encore une fois, et je savais qu’elle avait passé la journée à attendre des résultats qui ne viendraient jamais rassurer personne. Mon père, François, s’était réfugié dans le silence depuis des mois, incapable de gérer la maladie qui rongeait notre famille.

— Camille, s’il te plaît…

Mais je n’en pouvais plus. Depuis que mon petit frère Paul avait été diagnostiqué d’une leucémie aiguë, notre appartement du 14ème arrondissement était devenu un champ de bataille. Les murs résonnaient des disputes, des pleurs étouffés et des portes claquées. J’avais seize ans et l’impression d’avoir vieilli de dix ans en six mois.

Je me souviens de ce soir-là comme si c’était hier. J’avais jeté mon sac contre le mur, les larmes aux yeux :

— Pourquoi c’est toujours moi qui dois tout faire ici ? Pourquoi tu ne demandes jamais rien à Papa ?

Ma mère s’était effondrée sur une chaise, les mains tremblantes.

— Parce qu’il ne sait pas comment faire…

J’ai éclaté de rire, un rire amer qui m’a surprise moi-même.

— Personne ne sait comment faire ! Mais moi, on me demande toujours d’être forte. Je ne veux plus !

Paul était dans sa chambre, branché à sa perfusion, trop faible pour sortir. J’avais pris l’habitude de lui lire des histoires le soir, de lui préparer ses tartines préférées quand il avait encore faim. Mais ce soir-là, j’étais incapable d’être la grande sœur parfaite.

La nuit est tombée sur Paris. J’ai quitté l’appartement en claquant la porte, dévalant les escaliers quatre à quatre. Dehors, la ville brillait d’une lumière indifférente. J’ai marché longtemps, sans but, traversant la place Denfert-Rochereau puis le parc Montsouris. Je pensais à tout ce que j’avais perdu : mon insouciance, mes amis qui ne comprenaient plus pourquoi je refusais leurs invitations, mes rêves d’adolescente.

Un SMS a vibré dans ma poche : « Reviens, s’il te plaît. Paul demande après toi. »

J’ai hésité. J’aurais voulu fuir loin, très loin. Mais quelque chose en moi m’a ramenée à la maison.

Quand je suis rentrée, Paul dormait déjà. Ma mère m’attendait dans le salon, une tasse de thé entre les mains.

— Je suis désolée, Camille. Je sais que je t’en demande trop…

J’ai fondu en larmes dans ses bras. Pour la première fois depuis des mois, elle a pleuré avec moi.

Les semaines suivantes ont été un enchaînement de hauts et de bas. Les médecins parlaient de greffe, d’espoir fragile. Mon père a fini par craquer lui aussi : un soir, il a jeté son assiette contre le mur et hurlé qu’il n’en pouvait plus. J’ai compris alors que chacun portait sa douleur à sa façon.

Un matin de mai, Paul a été hospitalisé d’urgence. J’ai séché les cours pour rester avec lui à l’hôpital Necker. Je me souviens de son sourire pâle quand il m’a dit :

— Tu crois qu’on ira à la mer cet été ?

J’ai menti. J’ai dit oui.

La greffe a eu lieu en juin. L’attente a été interminable. Ma mère priait en silence ; mon père fumait sur le trottoir devant l’hôpital ; moi, j’écrivais des lettres à Paul que je n’osais pas lui lire.

Il y a eu des complications. Des jours entiers sans nouvelles rassurantes. Puis un matin, le médecin est entré dans la chambre avec un sourire fatigué :

— Il est hors de danger pour l’instant.

J’ai éclaté en sanglots devant tout le service.

L’été est arrivé. Nous n’avons pas vu la mer cette année-là. Mais Paul est rentré à la maison. Il avait perdu ses cheveux et son rire d’enfant, mais il était vivant.

La maladie n’a pas disparu comme par magie. Elle a laissé des cicatrices invisibles sur chacun de nous. Mon père a commencé une thérapie ; ma mère s’est inscrite à un groupe de soutien pour parents d’enfants malades ; moi, j’ai repris le lycée avec un regard neuf sur la vie.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de repenser à cette nuit où j’ai voulu tout abandonner. Je me demande souvent : comment fait-on pour continuer quand tout s’effondre ? Est-ce que d’autres familles vivent ce que nous avons vécu ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?