Sous le chant des cloches : Fils d’un éboueur à Paris
— Tu crois que tu vaux mieux que moi parce que tu vas au lycée ?
La voix de ma mère résonne dans la cuisine sombre, brisée par la toux qui la secoue. Il est cinq heures du matin. Je serre la poignée de la porte, hésitant à répondre. Dehors, le chant lointain des cloches de Saint-Paul annonce une nouvelle journée. Je suis déjà en retard pour mon tour de nettoyage.
Je m’appelle Julien Morel. J’ai dix-sept ans et je suis le fils d’un éboueur. Mon père, Henri, n’est plus là depuis deux ans. Un accident stupide, un camion qui recule sans voir. Depuis, c’est moi qui me lève chaque matin pour balayer les trottoirs du Marais, avant d’aller au lycée Voltaire. Ma mère, Claire, ne sort presque plus du lit. La maladie a rongé ses forces et son sourire.
Dans le quartier, tout le monde connaît mon père. On disait qu’il avait le balai dans le sang, qu’il sifflait plus fort que les moineaux. Mais moi, je n’ai hérité que du balai. Et du regard des autres.
— Julien ! Tu vas être en retard !
La voix de Madame Lefèvre, la voisine du rez-de-chaussée, me tire de mes pensées. Elle me tend un croissant rassis à travers la porte entrouverte.
— Merci, madame…
Je descends les marches quatre à quatre, le cœur lourd. Dans la rue, l’air est froid et humide. Les pavés brillent sous les lampadaires. Je croise Lucien, le boulanger, qui me lance :
— Alors, champion, toujours debout avant les poules ?
Je souris faiblement. Personne ne sait vraiment ce que ça coûte d’être « debout avant les poules » quand on a dix-sept ans et qu’on rêve d’autre chose.
Au lycée, je cache mes mains abîmées dans les poches de mon blouson. Les autres parlent de vacances à Biarritz, de scooters neufs et de soirées sur les quais. Moi, je pense à la liste des médicaments pour maman et à la facture d’électricité qui traîne sur la table.
Un jour, en cours de philosophie, M. Dubois pose une question :
— Qu’est-ce que la dignité ?
Personne ne répond. Je sens tous les regards se tourner vers moi. Peut-être parce qu’ils savent que je nettoie leurs trottoirs chaque matin. Peut-être parce qu’ils n’osent pas imaginer ce que c’est de se battre pour garder un peu de dignité quand tout vous pousse à baisser les yeux.
Après les cours, je file à l’hôpital Saint-Antoine pour chercher les médicaments de maman. Dans la salle d’attente, une femme me regarde avec insistance.
— Vous êtes le fils d’Henri Morel ?
Je hoche la tête.
— Il était courageux, votre père. Vous pouvez être fier.
Je souris tristement. La fierté ne paie pas le loyer.
Le soir, je rentre chez nous avec un sac de provisions offert par l’association du quartier. Ma mère dort déjà. Je m’assieds à côté d’elle et lui prends la main. Sa peau est froide et fine comme du papier.
— Tu sais, maman… Je vais continuer à me battre. Pour toi. Pour papa.
Elle ouvre les yeux un instant et murmure :
— Tu es mon soleil, Julien…
Parfois, j’ai envie de tout lâcher. De crier ma colère contre cette injustice qui nous colle à la peau. Mais je repense à mon père qui disait toujours : « On n’a pas choisi notre balai, mais on choisit comment on s’en sert. »
Un soir d’hiver, alors que je balaie devant l’école primaire du quartier, j’entends des rires derrière moi. Trois garçons de ma classe me filment avec leurs portables.
— Hé Morel ! Fais-nous voir comment tu passes le balai !
Je sens la honte monter en moi comme une vague glacée. Je serre les dents et continue mon travail sans répondre. Plus tard, sur les réseaux sociaux, je découvre la vidéo accompagnée de commentaires cruels : « Le fils de l’éboueur fait son show ! »
Le lendemain au lycée, tout le monde chuchote sur mon passage. Je voudrais disparaître. Mais M. Dubois m’arrête dans le couloir.
— Julien… Tu sais ce que c’est que la vraie force ? C’est d’avancer malgré tout.
Ses mots résonnent en moi toute la journée.
Quelques semaines plus tard, ma mère est hospitalisée d’urgence. Je passe mes nuits sur une chaise en plastique à côté de son lit. Les médecins parlent à voix basse dans le couloir. Je comprends qu’il ne reste plus beaucoup de temps.
Un matin glacial de février, elle me serre fort contre elle et murmure :
— Promets-moi de ne jamais avoir honte de qui tu es…
Je promets en pleurant toutes les larmes de mon corps.
Après ses obsèques modestes au cimetière du Père-Lachaise, je retourne balayer les rues du Marais. Mais quelque chose a changé en moi. Je relève la tête quand je croise les regards. Je souris aux enfants qui vont à l’école.
Un jour, une petite fille me tend un dessin :
— C’est toi avec ton balai magique !
Je ris pour la première fois depuis des semaines.
Aujourd’hui encore, chaque matin avant l’aube, j’entends le chant des cloches et je prends mon balai comme un chevalier prend son épée. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve — peut-être une vie meilleure, peut-être pas — mais j’ai compris que ma valeur ne dépend pas du regard des autres.
Est-ce qu’on peut vraiment être fier de soi quand tout semble perdu ? Ou bien faut-il attendre que quelqu’un nous tende enfin la main ?