Sous la lumière crue de la cuisine : le choix d’Aurélie

— Tu n’as pas le droit de lui imposer ça !

Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante, presque étrangère. Évelyne me fait face, les bras croisés, le regard dur. Aurélie, notre fille de quinze ans, se tient derrière elle, la tête baissée, ses cheveux blonds éparpillés sur le carrelage. La tondeuse repose encore sur le lavabo, témoin silencieux de ce qui vient de se passer.

— Robert, ce n’est pas imposé. Elle voulait le faire pour Camille !

Je serre les poings. Je n’arrive pas à détacher mes yeux du crâne nu d’Aurélie. Je me souviens encore de la première fois où je lui ai fait des tresses pour l’école primaire. Comment a-t-on pu en arriver là ?

— Aurélie, c’est vrai ? Tu voulais vraiment ça ?

Elle relève la tête, ses yeux rougis par les larmes.

— Je… Je voulais aider Camille. Mais…

Elle hésite. Je sens qu’il y a autre chose. Évelyne pose une main sur son épaule.

— Elle avait peur d’être seule à l’école. Les autres enfants sont cruels, tu sais comment ils sont.

Je me tourne vers ma femme, la colère montant.

— Mais tu ne comprends pas que c’est à elle de choisir ? Tu sais ce que ça va être pour elle au lycée ? Les moqueries, les regards ?

Évelyne soupire, fatiguée.

— Et alors ? On ne va pas élever notre fille dans la peur du regard des autres !

Je sens un gouffre s’ouvrir entre nous. Depuis quelques mois déjà, tout nous oppose : l’éducation d’Aurélie, nos valeurs, même nos silences sont devenus lourds. Mais ce soir, c’est comme si une digue avait cédé.

Aurélie s’effondre sur une chaise et éclate en sanglots. Je m’agenouille à côté d’elle.

— Ma chérie… Je veux juste que tu sois heureuse. Pas que tu portes le poids des combats des adultes.

Elle me regarde avec une détresse qui me transperce.

— Mais papa… Camille va mourir. Elle a peur. Elle ne veut plus venir au lycée. Si moi je fais ça, peut-être que les autres arrêteront de se moquer d’elle…

Je reste sans voix. Comment lui expliquer que le monde est injuste ? Que parfois, même les plus beaux gestes ne suffisent pas à réparer la cruauté ?

Évelyne s’approche et me murmure :

— Tu crois qu’on peut protéger nos enfants de tout ? Qu’on peut les empêcher de souffrir ?

Je me relève brusquement.

— Non, mais on peut éviter de leur imposer des choix qui ne sont pas les leurs !

Le silence s’abat sur la pièce. J’entends le tic-tac de l’horloge, le bruit du vent contre les volets. Je repense à mon propre père, à ses colères, à ses silences pesants. Est-ce que je reproduis ce schéma ?

Plus tard dans la soirée, alors qu’Aurélie est couchée, je retrouve Évelyne dans notre chambre.

— Tu m’en veux ? demande-t-elle doucement.

Je soupire.

— Je ne sais plus ce que je ressens. J’ai l’impression qu’on ne se comprend plus.

Elle s’assoit sur le lit, les mains jointes.

— Tu sais… Quand j’avais l’âge d’Aurélie, j’aurais aimé que mes parents me soutiennent dans mes élans de solidarité. J’ai grandi dans une famille où on ne parlait jamais des vrais problèmes. Où on faisait comme si tout allait bien alors que tout s’effondrait.

Je m’assois à côté d’elle. Je sens sa tristesse, sa fatigue.

— Mais tu ne crois pas qu’on aurait dû en parler tous les trois ? Qu’on aurait pu trouver une autre façon d’aider Camille ?

Elle hoche la tête.

— Peut-être… Mais Aurélie voulait vraiment faire quelque chose de fort. Et moi… j’ai eu peur qu’elle regrette si on ne la soutenait pas.

Je ferme les yeux. Je repense à Aurélie, à son courage mais aussi à sa fragilité. À tous ces non-dits qui nous éloignent chaque jour un peu plus.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Aurélie arrive avec un bonnet sur la tête. Elle s’assoit en silence. Je m’approche d’elle et lui caresse doucement la joue.

— Tu es très courageuse, tu sais ? Mais si jamais tu as mal ou si tu veux parler… je serai toujours là.

Elle esquisse un sourire timide.

Au lycée, les réactions ne se font pas attendre. Certains élèves rient dans son dos, d’autres l’ignorent. Mais il y a aussi des messages de soutien sur les réseaux sociaux. Camille revient en classe deux jours plus tard et serre Aurélie dans ses bras devant tout le monde.

Le soir même, Aurélie rentre épuisée mais fière.

— Papa… Je crois que j’ai fait ce qu’il fallait.

Je la serre contre moi, partagé entre l’admiration et l’inquiétude.

Mais entre Évelyne et moi, quelque chose s’est brisé. Nous n’arrivons plus à nous parler sans nous disputer. Les repas sont silencieux ; chacun évite le regard de l’autre. Un soir, alors qu’Aurélie dort déjà, Évelyne me lance :

— Peut-être qu’on devrait faire une pause…

Je sens mon cœur se serrer. Est-ce vraiment pour ça qu’on va tout gâcher ? Pour une histoire de cheveux ? Ou est-ce simplement le révélateur de tout ce qu’on n’a jamais osé se dire ?

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de m’opposer à ce geste ? Ou ai-je simplement eu peur de voir ma fille grandir trop vite ? Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour soutenir ceux que vous aimez ?