Sortie de la maternité avec trois : Chronique d’un bouleversement inattendu
« Monsieur Lefèvre, félicitations, vous êtes papa de triplés. »
Je me souviens du silence qui a suivi cette phrase. J’ai regardé la sage-femme, puis ma femme, Camille, allongée sur le lit d’hôpital, le visage pâle mais illuminé d’un sourire épuisé. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. Trois bébés. Pas un, pas deux… trois. Je me suis senti happé par un tourbillon de joie et de panique.
— Trois ? ai-je balbutié, la voix étranglée.
Camille a serré ma main, ses yeux brillants de larmes et d’incrédulité. « On va y arriver, Paul… on va y arriver, hein ? »
Je n’ai pas su quoi répondre. La vérité, c’est que je n’en savais rien. Nous étions venus à la maternité de l’Hôpital Édouard-Herriot pour ce que nous pensions être la naissance de notre deuxième enfant. L’échographie n’avait jamais laissé deviner ce miracle inattendu. Et maintenant, nous étions parents de quatre enfants : notre petite Juliette, trois ans, et ces trois petits êtres minuscules qui venaient d’entrer dans nos vies.
La première nuit à l’hôpital fut un chaos d’émotions. Les infirmières entraient et sortaient, les machines bipaient sans cesse. Camille était épuisée, mais je voyais dans ses yeux une force nouvelle. Moi, j’étais submergé par la peur : comment allions-nous faire face ? Notre appartement du 7e arrondissement était déjà trop petit pour quatre…
Le lendemain matin, ma mère est arrivée en trombe, le visage inquiet. Elle a embrassé Camille et m’a pris dans ses bras.
— Trois d’un coup ! Mon pauvre garçon…
Elle a essayé de plaisanter, mais je voyais bien qu’elle était aussi terrifiée que moi. Mon père, lui, est resté silencieux tout le temps de sa visite. Il n’a rien dit, mais son regard en disait long : il se demandait si j’étais prêt à assumer cette responsabilité.
Les jours suivants ont été un enchaînement de visites médicales et de paperasse administrative. Les médecins nous ont expliqué les risques : les triplés étaient prématurés, il faudrait du temps avant qu’ils puissent rentrer à la maison. Je passais mes journées entre la chambre de Camille et le service de néonatologie où nos bébés — Léon, Mathilde et Arthur — étaient surveillés jour et nuit.
Un soir, alors que je rentrais chez nous pour prendre quelques affaires, Juliette m’a sauté dans les bras.
— Papa ! Où est Maman ? Et mon petit frère ?
Je me suis accroupi à sa hauteur.
— Tu as maintenant deux petits frères et une petite sœur…
Ses yeux se sont agrandis d’étonnement.
— Trois ? Mais… ils vont dormir où ?
Je n’ai pas su quoi répondre. La question m’a frappé en plein cœur : où allaient-ils dormir ? Comment allions-nous payer les couches, le lait, la crèche ?
Cette nuit-là, j’ai pleuré en silence dans notre salon sombre. J’ai pensé à mon travail — je suis professeur de français dans un collège public — et au salaire qui ne suffirait jamais pour cinq bouches à nourrir. Camille était graphiste indépendante ; ses contrats étaient précaires. L’angoisse m’a serré la gorge.
Les semaines ont passé. Les triplés gagnaient du poids lentement. Camille restait forte devant moi mais je la surprenais parfois à fixer le mur, les yeux perdus. Un soir, elle a éclaté :
— Paul, je ne sais pas si je vais tenir… Je dors à peine, j’ai peur pour eux tout le temps… Et Juliette réclame sa maman…
Je l’ai prise dans mes bras. Nous avons pleuré ensemble longtemps. C’était la première fois que nous admettions à voix haute que nous avions peur de ne pas y arriver.
Quand enfin les bébés ont pu rentrer à la maison, la réalité nous a frappés de plein fouet. Les nuits blanches se sont enchaînées ; les cris des nourrissons résonnaient dans tout l’appartement. Juliette faisait des colères terribles — elle se sentait délaissée. Ma mère venait aider quand elle pouvait mais elle était fatiguée elle aussi.
Un soir d’hiver, alors que Camille tentait d’endormir Mathilde et que je berçais Arthur dans mes bras tout en surveillant Léon qui pleurait dans son berceau, Juliette s’est mise à hurler dans sa chambre.
— Personne ne m’aime ici !
J’ai posé Arthur doucement et suis allé la rejoindre. Elle était recroquevillée sous sa couette.
— Tu sais, ma puce… on t’aime très fort. Mais Papa et Maman sont très fatigués…
Elle a sangloté :
— Avant c’était mieux…
J’ai senti mon cœur se briser. J’avais l’impression d’avoir échoué comme père.
Les tensions avec Camille ont commencé à s’accumuler. Nous nous disputions pour des broutilles : qui avait changé le plus de couches, qui avait dormi le moins… Un soir, elle a claqué la porte de la salle de bains en criant :
— Je ne suis pas une machine !
J’ai eu peur qu’elle parte pour de bon.
C’est alors que j’ai compris qu’on ne pouvait pas continuer ainsi. J’ai appelé un conseiller conjugal ; nous avons commencé une thérapie familiale. Petit à petit, nous avons appris à demander de l’aide : aux voisins, aux amis, aux associations locales qui soutiennent les familles nombreuses.
Un jour, alors que je promenais les triplés dans leur énorme poussette triple sur les quais du Rhône — sous les regards amusés ou compatissants des passants — une vieille dame s’est arrêtée devant moi.
— Vous avez du courage, jeune homme… Mais n’oubliez pas : chaque sourire de vos enfants vaut toutes les nuits blanches du monde.
J’ai souri malgré moi. Elle avait raison.
Aujourd’hui encore, chaque jour est un défi. Il y a des moments où je doute, où je me sens submergé par la fatigue et l’inquiétude pour l’avenir. Mais il y a aussi ces instants magiques où Juliette rit avec ses frères et sa sœur, où Camille me prend la main en silence pendant que les bébés dorment enfin tous ensemble.
Est-ce que je suis un bon père ? Est-ce qu’on va réussir à tenir sur la durée ? Je n’en sais rien… Mais peut-être que le courage, c’est simplement d’avancer chaque jour malgré la peur.