Seule au cœur de Paris : Le silence de mes enfants

« Tu exagères, Maman, on ne peut pas venir tous les week-ends non plus ! »

La voix de mon fils, Guillaume, résonne encore dans le couloir de mon petit appartement du 14e arrondissement. Il a claqué la porte il y a dix minutes à peine, laissant derrière lui un parfum d’agacement et de non-dits. Je reste là, debout, une main sur la table, l’autre serrant le dossier d’une chaise, le cœur battant trop fort pour mon âge. J’ai 78 ans, et je n’aurais jamais cru finir ainsi : seule, invisible, dans une ville qui ne dort jamais.

Je me souviens du temps où la maison familiale à Montrouge débordait de rires et de cris d’enfants. Mes trois enfants couraient partout, et même si la vie n’était pas facile – leur père, Henri, est parti trop tôt, emporté par un cancer fulgurant – j’ai tout donné pour eux. Je me suis privée, j’ai travaillé comme secrétaire médicale jusqu’à mes 65 ans pour leur offrir des études, des vacances à La Baule, des anniversaires dignes de ce nom. Et maintenant ?

Je regarde mon téléphone. Pas un message de Claire depuis trois semaines. Elle habite à deux stations de métro, mais elle est « débordée » par son travail à la mairie et ses deux ados qui « ne tiennent pas en place ». Paul, le benjamin, vit à Saint-Ouen avec sa compagne. Il passe parfois en coup de vent, dépose un pot de confiture maison sur le plan de travail et repart sans même s’asseoir.

Je me suis souvent demandé où j’avais failli. Est-ce moi qui ai trop donné ? Ou pas assez ?

Hier encore, j’ai tenté d’organiser un déjeuner familial. J’ai passé la matinée à préparer un gratin dauphinois comme ils l’aimaient tant enfants. À midi, j’ai dressé la table avec la vieille nappe brodée de ma mère. À 13h15, j’ai reçu un SMS : « Désolée Maman, on ne pourra pas venir. Arthur a une compétition de judo et Guillaume doit bosser. Bisous. »

J’ai mangé seule devant la télévision.

Le pire, c’est que je ne suis pas la seule. Au marché, j’entends les mêmes histoires chez les autres mamies : « Mon fils ne vient plus que pour Noël », « Ma petite-fille ne décroche même plus quand j’appelle ». On se console comme on peut, mais au fond, la blessure est là.

Un jour, j’ai osé demander à Claire :
— Dis-moi franchement, est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?
Elle a soupiré :
— Mais non Maman… C’est juste la vie. On court tout le temps.

La vie… Mais moi aussi j’ai couru ! J’ai couru pour eux !

Parfois, je me dis que je devrais partir en province, vendre cet appartement trop grand pour moi et m’installer à la campagne. Mais l’idée de tout quitter me terrifie. Ici au moins, j’ai mes repères : la boulangerie où on me sourit encore, le banc du parc Montsouris où je lis chaque après-midi.

Un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les vitres et que le vent hurlait dans la cheminée condamnée, j’ai reçu un appel inattendu. C’était Lucie, ma petite-fille de 16 ans.
— Mamie… Tu pourrais m’aider pour mon exposé d’histoire ?
Mon cœur s’est emballé. J’ai passé deux heures au téléphone avec elle à parler de la Révolution française. Elle riait, posait des questions… J’existais à nouveau.
Mais ce fut un éclair dans la nuit. Depuis, plus rien.

Je me suis inscrite à un atelier d’écriture à la médiathèque du quartier. Là-bas, j’ai rencontré Simone et Jacqueline. Elles aussi se sentent oubliées par leurs enfants. On écrit nos souvenirs, nos colères aussi parfois. On rit beaucoup pour ne pas pleurer.

Un dimanche matin, alors que je feuilletais un album photo jauni par le temps, Guillaume a débarqué sans prévenir.
— Tu sais Maman… Je culpabilise parfois. Mais c’est compliqué avec les enfants et le boulot…
Je l’ai regardé longtemps sans rien dire. J’aurais voulu lui crier ma solitude, lui dire que je n’attends pas des cadeaux ou des grandes déclarations. Juste une présence. Un café partagé. Un regard.

Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce que c’est ça vieillir en France ? Être entourée mais seule ? Est-ce que nos enfants réalisent vraiment ce qu’ils nous font vivre ?

Et vous… Est-ce que vous ressentez cette même solitude ? Est-ce qu’on mérite vraiment d’être oubliés par ceux qu’on a tant aimés ?