Seule à Soixante-Quinze Ans : Quand Ma Fille N’a Plus le Temps pour Moi
« Maman, je ne peux plus continuer comme ça. J’ai ma propre famille à gérer. »
La voix de Claire résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Je suis assise sur le canapé, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé refroidi. Le silence de mon appartement lyonnais me pèse comme une chape de plomb. J’ai 75 ans aujourd’hui, et je suis seule. Seule avec mes souvenirs, mes regrets, et cette phrase qui tourne en boucle.
Il y a quelques années encore, Claire venait chaque dimanche. Elle apportait des croissants, on riait, on parlait du passé, de son enfance à la Croix-Rousse, des vacances à La Baule. Mais tout a changé depuis qu’elle a eu ses enfants et que son mari, Jérôme, a été muté à Villeurbanne. Les visites se sont espacées, les appels sont devenus brefs. Et puis il y a eu cette dispute, il y a trois semaines.
« Tu ne comprends pas, maman ! J’ai Arthur qui prépare son bac, Lucie qui fait des crises d’angoisse, Jérôme qui rentre tard… Je ne peux pas être partout ! »
Je me souviens avoir voulu lui répondre, lui dire que moi aussi j’avais été débordée quand elle était petite. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai simplement hoché la tête, le cœur serré. Depuis ce jour-là, elle n’est pas revenue.
Le matin, je me lève tard. Je traîne en robe de chambre devant la fenêtre, à regarder les passants pressés dans la rue Victor-Hugo. Parfois, je croise Madame Dupuis sur le palier. Elle me lance un « Bonjour Madeleine ! » enjoué, mais je sens bien qu’elle n’a pas le temps de s’arrêter. Tout le monde court après sa vie.
À midi, je mange seule. Une soupe en brique, un morceau de pain rassis. Je repense à ces déjeuners du dimanche où la table débordait de plats maison : le gratin dauphinois que Claire adorait, la tarte aux pommes dont elle réclamait toujours une deuxième part. Maintenant, je n’ai plus envie de cuisiner.
L’après-midi est le pire moment. Le téléphone reste muet. Je n’ose plus appeler Claire ; j’ai peur d’être un poids. Je regarde des émissions à la télévision pour tuer le temps. Parfois, je m’assieds devant l’album photo et je caresse du doigt les images jaunies : Claire en robe blanche à sa communion, Claire sur le manège du parc de la Tête d’Or… Où est passée cette complicité ?
Un jour, j’ai tenté d’aller au club des aînés du quartier. Mais je me suis sentie étrangère parmi ces femmes qui parlaient tricot et voyages organisés. Moi, tout ce que je voulais, c’était entendre la voix de ma fille.
La semaine dernière, j’ai reçu une carte postale de Lucie : « Chère Mamie, j’espère que tu vas bien. Je t’aime fort. » J’ai pleuré en lisant ces mots maladroits d’une adolescente qui n’a pas le temps de venir me voir.
Hier soir, j’ai craqué. J’ai composé le numéro de Claire. Elle a décroché au bout de la quatrième sonnerie.
— Allô ?
— C’est moi… Madeleine.
— Maman ? Tu vas bien ?
— Je voulais juste entendre ta voix…
Un silence gênant s’est installé.
— Maman, je suis désolée mais là je dois aider Arthur avec ses devoirs… On se rappelle bientôt ?
— Oui… Bien sûr…
J’ai raccroché avant qu’elle entende mes sanglots.
Ce matin, j’ai croisé mon voisin Paul sur le palier. Il m’a proposé d’aller boire un café au bistrot du coin.
— Vous savez Madeleine, moi aussi mes enfants ne viennent plus beaucoup… On pourrait se soutenir un peu ?
J’ai accepté. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai ri en écoutant ses anecdotes sur sa jeunesse à Saint-Étienne. Mais en rentrant chez moi, la solitude m’a rattrapée.
Je me demande souvent si c’est moi qui ai raté quelque chose avec Claire. Est-ce que j’ai été trop présente ? Pas assez ? Est-ce que c’est normal qu’une mère devienne invisible quand ses enfants grandissent ?
Parfois j’aimerais crier : « Et moi alors ? Qui s’occupe de moi maintenant ? » Mais je garde tout pour moi.
Ce soir encore, je regarde par la fenêtre les lumières de la ville s’allumer une à une. Je me sens comme une vieille lampe oubliée dans un coin.
Est-ce que d’autres mères ressentent cette même douleur ? Est-ce qu’on finit toutes par devenir des fantômes pour nos enfants ?