Sans berceau, sans couches : Mon retour à la maison qui a tout bouleversé

— Claire, tu peux venir ? Je crois que… je n’y arrive plus.

La voix de Thomas résonne dans le couloir, tremblante, presque étranglée. Je serre un peu plus fort le petit corps chaud de Juliette contre moi. Ma fille a à peine trois jours. Je viens de rentrer de la maternité, épuisée, le ventre encore douloureux, les yeux cernés par les nuits blanches. J’aurais voulu que ce moment soit parfait. Mais en franchissant la porte de notre appartement à Lyon, j’ai compris que rien ne serait comme je l’avais rêvé.

Le salon est envahi de cartons non déballés, des vêtements sales s’entassent sur le canapé. L’odeur de lait caillé et de fatigue flotte dans l’air. Il n’y a pas de berceau dans la chambre, pas de couches sur la table à langer. Le sac de maternité est resté ouvert sur le sol. Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse sourde.

— Thomas, où sont les couches ?

Il me regarde, les yeux rouges, les mains tremblantes.

— Je… J’ai oublié d’en acheter. J’ai voulu, mais… Je n’ai pas eu le temps. Je suis désolé, Claire.

Je ferme les yeux un instant. J’ai envie de crier, de pleurer, de tout envoyer valser. Mais Juliette gémit doucement contre mon épaule. Je me retiens. Je me force à respirer lentement.

— Ce n’est pas possible… Tu savais qu’on rentrait aujourd’hui !

Il baisse la tête, honteux. Je vois ses épaules s’affaisser sous le poids de la culpabilité. Il n’a pas dormi non plus depuis trois jours. Il a couru entre l’hôpital et la maison, il a essayé de tout gérer, mais il s’est noyé dans un verre d’eau.

Je m’assois sur le lit défait, Juliette toujours blottie contre moi. Je regarde autour de moi : pas de mobile au-dessus du lit, pas de veilleuse douce, pas même un pyjama propre pour ma fille. Juste le chaos et la fatigue.

— Tu veux que j’aille en acheter maintenant ? demande Thomas d’une voix faible.

Je sens mes larmes couler sans bruit sur mes joues.

— Et si elle pleure pendant que tu n’es pas là ? Et si je n’y arrive pas toute seule ?

Il s’approche, pose une main maladroite sur mon épaule.

— On va y arriver, Claire. On va y arriver…

Mais je n’y crois plus. Pas ce soir. Je me sens trahie par mes propres rêves : je m’étais imaginé une famille soudée, des rires autour du berceau, des bras pour m’aider quand je flancherais. Au lieu de ça, je me retrouve seule avec mes peurs et un homme que je ne reconnais plus.

La nuit tombe sur Lyon. Les bruits de la ville s’estompent derrière les vitres sales. Juliette se met à pleurer, un cri aigu qui me transperce le cœur. Je tente de l’allaiter mais elle refuse le sein, s’agite, hurle plus fort encore. Thomas tourne en rond dans la pièce comme un animal pris au piège.

— Donne-la-moi !

Je lui tends Juliette à contrecœur. Il la prend maladroitement, tente de la bercer mais ses gestes sont brusques, maladroits. Elle hurle encore plus fort.

— Arrête ! Tu vas lui faire mal !

Je lui arrache presque des bras ma fille et m’effondre sur le sol en pleurant toutes les larmes de mon corps.

— On n’y arrivera jamais…

Un silence lourd s’installe. Thomas s’assoit à côté de moi, la tête entre les mains.

— Je suis désolé… Je voulais tellement bien faire…

Je sens sa détresse aussi forte que la mienne. Nous sommes deux naufragés sur une île déserte, incapables de nous rejoindre.

Les heures passent lentement. À minuit, Thomas sort acheter des couches à la supérette du coin. Je reste seule avec Juliette qui finit par s’endormir d’épuisement contre ma poitrine. Je regarde son visage paisible et je me demande comment on a pu en arriver là.

Quand Thomas revient, il me trouve assoupie sur le tapis du salon, Juliette dans les bras. Il pose doucement une couverture sur nous et s’assoit à côté, silencieux.

— Claire… On va demander de l’aide demain. Ta mère peut venir quelques jours ?

Je hoche la tête sans répondre. J’ai honte d’avoir besoin d’aide alors que je croyais pouvoir tout gérer seule.

Le lendemain matin, ma mère arrive avec des bras chargés de linge propre et de petits plats maison. Elle prend Juliette dans ses bras et me serre fort contre elle.

— Ce n’est pas grave d’avoir peur, ma chérie. Personne ne sait être parent du jour au lendemain.

Je fonds en larmes dans ses bras. Thomas me regarde avec un mélange d’amour et d’impuissance.

Les jours suivants sont faits d’essais et d’erreurs, de disputes et de réconciliations silencieuses. On apprend à se parler autrement, à se pardonner nos faiblesses. Parfois je surprends Thomas en train de pleurer dans la salle de bain ; parfois c’est moi qui craque au milieu d’une tétée difficile.

Un soir, alors que Juliette dort enfin dans son berceau — monté à la hâte par mon père — je m’assois près de Thomas sur le balcon.

— Tu crois qu’on va y arriver ?

Il prend ma main dans la sienne et sourit tristement.

— On n’a pas le choix… Mais on est deux maintenant.

Je regarde les lumières de la ville qui scintillent au loin et je me demande : pourquoi personne ne parle jamais vraiment de ces premiers jours où tout vacille ? Pourquoi cache-t-on nos failles alors qu’elles sont le début de notre force ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression que tout s’effondrait alors que tout commençait ?