Revenir chez moi, mais pas chez elle : le prix d’un amour tardif
« Tu rentres encore tard, maman. »
La voix de Camille claque dans l’entrée comme une gifle. Je pose mes clés sur la commode, mes mains tremblent. Michel, mon fiancé, est dans la cuisine, il prépare le dîner. L’odeur du poulet rôti flotte dans l’air, mais rien ne parvient à dissiper la tension. Je regarde ma fille : ses bras croisés, son visage fermé. Elle a 28 ans, elle vit encore ici depuis sa rupture avec Thomas. Je croyais qu’elle serait heureuse pour moi, que mon bonheur serait contagieux. Mais ce soir, comme tant d’autres soirs, je sens que je suis de trop dans ma propre maison.
« Camille, tu sais bien que j’ai eu une réunion tardive… »
Elle hausse les épaules. « Toujours une excuse. »
Michel sort de la cuisine, essuie ses mains sur son tablier. Il tente un sourire : « Bonsoir Camille. Tu veux un verre de vin ? »
Elle l’ignore. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une immense fatigue. Depuis que Michel et moi avons décidé d’emménager ensemble, rien ne va plus. J’ai cru naïvement que l’amour pouvait tout réparer. Après vingt ans de solitude, après un divorce douloureux avec le père de Camille – Jean-Pierre, qui a refait sa vie à Bordeaux avec une femme plus jeune – j’avais enfin trouvé quelqu’un qui me regardait comme une femme et pas seulement comme une mère.
Mais Camille ne supporte pas Michel. Elle ne supporte pas que je rie à ses blagues, que je lui tienne la main devant elle. Elle ne supporte pas que je sois heureuse.
Je monte dans ma chambre, j’entends Camille murmurer : « Il n’a rien à faire ici… »
Je ferme la porte derrière moi et m’effondre sur le lit. Les larmes coulent sans bruit. Pourquoi est-ce si difficile ? Pourquoi dois-je choisir entre ma fille et l’homme que j’aime ?
Le lendemain matin, la tension est palpable au petit-déjeuner. Michel lit Le Monde en silence. Camille fait couler son café sans un mot. Je tente une conversation banale :
« Tu travailles aujourd’hui ? »
Camille me lance un regard noir : « Oui, comme tout le monde. »
Michel pose son journal : « Camille, on pourrait essayer de discuter calmement… »
Elle explose : « Discuter de quoi ? Que tu prends la place de mon père ? Que tu fais souffrir maman ? »
Je me lève brusquement : « Assez ! Ce n’est pas lui qui me fait souffrir, c’est cette situation ! J’ai le droit d’être heureuse aussi ! »
Camille quitte la table en claquant la porte.
Michel me prend la main : « Tu veux qu’on parte quelques jours ? »
Mais partir serait fuir. Et je n’ai plus envie de fuir.
Les jours passent, les disputes s’enchaînent. Un soir, alors que je rentre du travail épuisée, je trouve Camille en train de pleurer sur le canapé.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Elle me regarde enfin avec ses yeux d’enfant perdue : « J’ai peur que tu m’abandonnes… Papa est parti, et maintenant toi aussi tu changes… »
Je m’assois près d’elle, je prends sa main : « Je ne t’abandonnerai jamais. Mais j’ai aussi besoin d’exister pour moi-même. »
Elle sanglote : « J’ai l’impression de ne plus avoir de place… »
Je comprends alors que ce n’est pas Michel qu’elle rejette, mais la peur de perdre sa mère. Je lui parle longtemps, je lui raconte mes années de solitude, mes nuits à pleurer en silence pendant qu’elle dormait paisiblement dans sa chambre d’enfant. Je lui dis combien j’ai eu peur de ne jamais retrouver l’amour.
« Tu sais Camille… À 57 ans, on croit qu’on a tout vécu. Mais on peut encore se sentir seule au monde. On peut encore avoir besoin d’être aimée autrement que comme une mère. »
Elle me serre fort dans ses bras.
Les semaines suivantes sont faites de petits pas maladroits. Michel fait des efforts pour ne pas s’imposer. Camille accepte parfois de dîner avec nous. Mais rien n’est simple.
Un dimanche midi, toute la famille est réunie : ma sœur Hélène, mon frère Paul et leurs enfants sont là pour fêter mon anniversaire. L’ambiance est joyeuse jusqu’à ce qu’Hélène lance innocemment :
« Alors Françoise, c’est pour quand le mariage ? »
Un silence gênant s’installe. Camille baisse les yeux.
Je souris tristement : « Je ne sais pas… Peut-être jamais… »
Après le départ des invités, Michel me prend dans ses bras : « Pourquoi hésites-tu ? »
Je soupire : « J’ai l’impression de devoir me battre pour chaque parcelle de bonheur… Comme si je n’y avais pas droit… »
Il caresse mes cheveux : « Tu as tout fait pour les autres toute ta vie. Il est temps de penser à toi. »
Mais comment penser à moi sans blesser ceux que j’aime ? Comment choisir entre mon bonheur et celui de ma fille ? Est-ce égoïste de vouloir être aimée à nouveau ?
Ce soir-là, je regarde mon reflet dans la glace. Les rides racontent mes combats et mes espoirs déçus. J’ai un fiancé aimant, un toit sur la tête, quelques économies – mais pourquoi faut-il encore se battre à 57 ans pour avoir le droit d’être heureuse ? Est-ce qu’on a jamais vraiment le droit d’aimer sans culpabilité ? Qu’en pensez-vous ?