Quatrième enfant : Quand l’amour ne suffit plus

« Tu plaisantes, Claire ? » La voix de François résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la nappe à carreaux bleus. J’aurais voulu lui annoncer autrement, pas comme ça, pas ce matin où tout semblait déjà trop lourd. Mais il fallait bien que ça sorte. « Je… Je suis enceinte. »

Un silence épais s’abat sur nous. Les enfants jouent dans le salon, leurs rires résonnent comme un écho cruel à notre malaise. Paul, notre petit dernier, n’a même pas un an. Lucie et Antoine, eux, réclament déjà tant d’attention. Et maintenant… un quatrième.

François se lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. « Tu te rends compte de ce que ça veut dire ? On n’a pas les moyens, Claire ! On n’a même pas de place dans l’appartement ! »

Je voudrais lui répondre que je sais tout ça, que moi aussi j’ai peur. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je me sens coupable, comme si j’avais commis une faute irréparable. Pourtant, je n’ai rien fait d’autre qu’aimer mes enfants, aimer mon mari…

Les jours suivants, la tension ne fait que croître. François rentre tard du travail, évite mon regard. Il ne parle plus du bébé à venir. Il ne parle plus du tout. Je me surprends à pleurer en cachette, dans la salle de bains ou en berçant Paul. J’ai l’impression d’être seule au monde.

Un soir, alors que je couche Lucie, elle me demande : « Maman, pourquoi tu pleures tout le temps ? »

Je ravale mes larmes et lui souris faiblement. « Je suis juste un peu fatiguée, ma chérie. »

Mais la fatigue n’explique pas tout. Il y a cette angoisse sourde qui me ronge : comment vais-je faire ? Comment allons-nous faire ? Les factures s’accumulent sur le buffet du salon ; le frigo se vide trop vite ; les vêtements des enfants sont déjà trop petits.

Ma mère m’appelle un dimanche matin. Je n’ose pas lui dire la vérité tout de suite. Elle sent mon malaise. « Claire, tu sais que tu peux tout me dire… »

Alors je craque. Je lui avoue ma grossesse, mes peurs, la réaction de François. Elle soupire longuement au bout du fil. « Tu sais, à mon époque, on n’avait pas le choix… Mais aujourd’hui, tu as le droit de décider pour toi-même. »

Décider ? J’ai l’impression que tout m’échappe justement parce que je n’ai plus le choix.

Le soir même, François rentre plus tôt que d’habitude. Il s’assied en face de moi, les yeux cernés par la fatigue et l’inquiétude.

« Claire… Je ne voulais pas te faire de peine. Mais je ne sais pas comment on va s’en sortir. J’ai peur de ne pas être à la hauteur. »

Je prends sa main dans la mienne. « Moi aussi j’ai peur, François. Mais on a déjà traversé tant d’épreuves ensemble… »

Il détourne les yeux. « Ce n’est pas pareil cette fois-ci. Trois enfants c’est déjà difficile… Quatre… C’est de la folie ! »

Je sens la colère monter en moi. « Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je n’y pense pas chaque minute ? Mais ce bébé est là… Il existe déjà ! »

Il se lève brusquement et quitte la pièce sans un mot.

Les semaines passent. Le ventre s’arrondit, les regards des voisins se font plus insistants dans l’ascenseur ou à l’école. Une mère de l’école me lance un jour : « Quatre enfants ? Vous êtes courageuse… ou inconsciente ! »

Je souris poliment mais ses mots me blessent plus que je ne veux l’admettre.

À la maison, les disputes deviennent plus fréquentes. Les enfants ressentent la tension ; Lucie fait des cauchemars, Antoine recommence à faire pipi au lit. Je me sens coupable pour eux aussi.

Un soir d’hiver, alors que Paul pleure sans raison apparente et que Lucie réclame une histoire, je m’effondre sur le canapé et je pleure toutes les larmes de mon corps. François me rejoint et s’assied à côté de moi.

« Je suis désolé », murmure-t-il.

Je pose ma tête sur son épaule. « J’ai besoin de toi, François… On a besoin de toi tous les quatre… bientôt cinq. »

Il soupire longuement puis me serre dans ses bras pour la première fois depuis des semaines.

« On va essayer », dit-il simplement.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, j’ose y croire un peu.

Mais rien n’est réglé pour autant : il y a les nuits blanches, les soucis d’argent, les remarques blessantes des proches (« Tu vas t’arrêter quand ? »), les démarches pour demander une place en crèche qui n’aboutissent jamais.

Parfois je me demande si je suis égoïste d’imposer cette vie à mes enfants… ou si c’est justement parce que je les aime trop que je veux croire qu’on y arrivera.

Et vous… Pensez-vous qu’il existe une limite à ce qu’on peut demander à l’amour ? Est-ce que l’amour suffit vraiment quand tout semble s’écrouler autour de soi ?