Quatre appartements pour Élodie – chronique d’une famille déchirée par la cupidité

« Tu ne comprends donc pas, Claire ? Cette maison me revient de droit ! »

La voix d’Élodie résonne encore dans le salon, froide et tranchante. Je serre la vieille tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février. Maman, assise entre nous deux, baisse les yeux, impuissante. Depuis la mort de papa, il y a trois ans, notre famille n’est plus qu’un champ de ruines. Mais jamais je n’aurais cru que ma propre sœur deviendrait mon adversaire.

Élodie habite à Lyon depuis dix ans. Elle a réussi, comme on dit. Quatre appartements à son nom, un poste confortable dans une agence immobilière, des vacances à Biarritz ou en Corse chaque été. Moi, je suis restée ici, à Villeurbanne, près de maman. Je travaille comme infirmière à l’hôpital Édouard-Herriot. Mon salaire ne me permet pas de rêver à la propriété. Mais ce n’est pas grave : cette maison, c’est tout ce qu’il me reste de papa, de mon enfance, de nos souvenirs.

« Tu as déjà tout ce qu’il te faut, Élodie… Pourquoi veux-tu encore cette maison ? » Ma voix se brise. Je vois dans ses yeux une lueur que je ne lui connaissais pas : celle de la convoitise.

« Parce que c’est un bon investissement, Claire. Tu ne comprends rien à la vie. »

Maman se met à pleurer doucement. Elle n’a jamais su choisir entre nous deux. Toujours à vouloir ménager la chèvre et le chou. Mais aujourd’hui, il s’agit de bien plus qu’un simple désaccord : il s’agit de notre foyer.

Les semaines passent et la tension monte. Élodie revient chaque week-end, armée de dossiers et d’arguments juridiques. Elle a consulté un notaire, elle connaît ses droits sur le bout des doigts. Moi, je me débats avec mes gardes de nuit et mes factures impayées.

Un soir, alors que je rentre épuisée du travail, je trouve maman assise dans le noir. « Elle veut que je te mette dehors », murmure-t-elle. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire.

« Tu ne vas pas lui céder la maison ? »

Maman secoue la tête, mais je vois bien qu’elle doute. Élodie sait manipuler les mots, elle sait faire peur avec ses menaces voilées : « Si tu ne signes pas, maman, tu risques des problèmes avec les impôts… »

Je décide alors de me battre. Je prends rendez-vous avec une avocate spécialisée en droit de la famille. Elle m’explique que la loi est du côté d’Élodie : en tant qu’héritières, nous avons les mêmes droits. Mais moi, j’ai vécu ici toute ma vie ; Élodie n’y a jamais passé plus d’un week-end par mois depuis dix ans.

Je tente la conciliation : « On pourrait vendre la maison et partager l’argent… » Mais maman refuse catégoriquement : « Je veux mourir ici », dit-elle d’une voix lasse.

Les mois s’étirent dans une atmosphère irrespirable. Les voisins commencent à parler : « On dirait que ça chauffe chez les Martin… » Même le facteur me lance des regards compatissants.

Un samedi matin, Élodie débarque avec son compagnon, Laurent. Ils font le tour du jardin comme des agents immobiliers en repérage. « On pourrait abattre ce vieux cerisier », dit Laurent en riant. J’ai envie de hurler.

Le soir même, je surprends une conversation entre maman et Élodie :
— Tu ne peux pas comprendre ce que c’est que d’avoir réussi par soi-même !
— Réussi ? À quel prix ? Tu piétines ta propre famille !
— Arrête ton cinéma, Claire ! La vie n’est pas un conte de fées.

Je claque la porte et m’effondre dans ma chambre d’enfant, entourée des posters défraîchis et des peluches oubliées.

Quelques semaines plus tard, le couperet tombe : Élodie a lancé une procédure judiciaire pour forcer la vente du bien familial. Maman est anéantie ; moi, je me sens trahie par le sang même qui coule dans mes veines.

Le procès dure des mois. Les avocats se succèdent, les courriers recommandés s’empilent sur la table du salon. Maman dépérit à vue d’œil ; elle ne mange presque plus. Je fais tout pour la soutenir mais je sens mes forces m’abandonner.

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, maman me prend la main : « Pardonne-lui si tu peux… La vie est trop courte pour la haine. »

Mais comment pardonner ? Comment oublier ces regards glacés, ces mots qui blessent plus sûrement qu’un coup de couteau ?

Finalement, le juge tranche : la maison doit être vendue et le produit partagé équitablement entre Élodie et moi. Maman devra partir en maison de retraite.

Le jour du déménagement arrive trop vite. Je regarde une dernière fois le jardin où papa m’apprenait à faire du vélo ; la cuisine où maman préparait ses tartes aux pommes ; le grenier plein de secrets d’enfance.

Élodie ne vient même pas dire au revoir. Elle a déjà trouvé un nouvel appartement à acheter dans le 6e arrondissement.

Je m’installe dans un petit deux-pièces près de l’hôpital. Maman s’éteint doucement quelques mois plus tard.

Aujourd’hui encore, je me demande : tout cela valait-il vraiment la peine ? Qu’avons-nous gagné à nous déchirer ainsi ? Est-ce que l’argent justifie qu’on sacrifie sa famille ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour un héritage ?