Quand tout s’effondre : le prix du sacrifice maternel

— Tu ne comprends rien, maman ! Tu m’as volé mon adolescence !

La voix de Camille résonne encore dans l’entrée, claquant comme une gifle. Je reste figée, les mains tremblantes sur la table de la cuisine, le regard perdu dans la lumière blafarde du néon. Comment en sommes-nous arrivées là ?

Il y a quinze ans, tout s’est effondré. Un soir d’automne, alors que Camille dormait paisiblement dans son petit lit à barreaux, François a claqué la porte. Il partait pour une autre femme, une collègue de son cabinet d’architectes. Je me souviens de la pluie battante ce soir-là, du silence assourdissant qui a suivi. J’avais vingt-sept ans, un CDI à mi-temps dans une mairie de banlieue parisienne, et un bébé de deux ans à élever seule.

J’ai serré les dents. J’ai accepté tous les remplacements, les heures supplémentaires, les ménages chez Madame Lefèvre le samedi matin, les cours de soutien scolaire le soir. Je voulais que Camille ne manque de rien. Je voulais qu’elle ait ce que je n’avais jamais eu : des vacances à la mer, des baskets neuves à la rentrée, des anniversaires avec des gâteaux faits maison et des copines qui rient dans le salon.

Mais à quel prix ?

— Tu n’étais jamais là ! Tu travaillais tout le temps !

Camille me crie dessus maintenant, comme si j’étais responsable de tout ce qui lui manque. Elle a dix-sept ans, le visage fermé, les yeux durs. Elle me reproche mes absences, mes sacrifices. Elle me reproche d’avoir été trop fatiguée pour écouter ses histoires de lycée, d’avoir refusé de lui payer un voyage scolaire en Espagne parce que je n’avais pas les moyens.

— Tu n’as jamais compris ce que je voulais vraiment !

Je voudrais lui dire que je l’ai vue grandir dans mes bras, que j’ai veillé sur elle chaque nuit où elle avait de la fièvre, que j’ai pleuré en silence quand elle m’a dit qu’elle préférait passer Noël chez son père et sa nouvelle femme, Laurence. Je voudrais lui dire que chaque euro économisé était pour elle.

Mais elle ne veut pas entendre.

Hier soir, tout a explosé. Camille a découvert que j’avais puisé dans son Livret A pour payer une facture d’électricité en retard. 300 euros. Je comptais bien les remettre dès que possible. Mais pour elle, c’est une trahison.

— Tu m’as volée ! Tu n’as pas le droit !

Elle a appelé François. Il est arrivé en trombe avec sa voiture allemande rutilante, Laurence à ses côtés, tirée à quatre épingles. Ils m’ont regardée comme si j’étais une voleuse.

— Magali, tu dépasses les bornes. Tu n’as pas le droit de toucher à l’argent de Camille sans son accord.

J’ai voulu expliquer. J’ai voulu crier que je n’en pouvais plus, que je faisais tout ce que je pouvais pour tenir debout. Mais personne n’a écouté.

Aujourd’hui, je suis seule dans cet appartement trop grand et trop vide. Les photos de Camille enfant me regardent depuis le buffet du salon. Je repense à toutes ces années de sacrifices : les réveils à cinq heures du matin pour prendre le premier RER, les repas sautés pour économiser quelques euros, les vêtements achetés en soldes chez Kiabi…

Ma mère me disait toujours : « Une mère doit tout donner pour ses enfants. » Mais personne ne m’avait prévenue qu’un jour, cet enfant pourrait vous juger aussi durement que le monde entier.

Je me tourne vers mon amie Sophie, venue me soutenir autour d’un café tiède.

— Tu sais Sophie… Je croyais qu’en travaillant dur et en me sacrifiant pour Camille, elle comprendrait un jour. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression d’être devenue la méchante dans sa propre histoire.

Sophie pose sa main sur la mienne.

— Les enfants ne voient pas toujours ce qu’on fait pour eux… Mais un jour peut-être…

Je hoche la tête sans y croire vraiment. J’ai peur que ce jour n’arrive jamais.

Le téléphone vibre sur la table : un message de Camille. « Je reste chez papa ce week-end. »

Je relis ces mots encore et encore. Mon cœur se serre. Est-ce vraiment ça, être mère ? Donner sans compter et finir seule ?

Est-ce que vous aussi, vous avez déjà eu l’impression d’être jugée par ceux pour qui vous avez tout sacrifié ? Est-ce qu’on peut vraiment être une bonne mère sans s’oublier soi-même ?