Quand mon gendre a bouleversé ma journée
— Maman, tu es sûre que tu ne veux pas attendre un peu ? Thomas rentre dans une heure…
La voix de Lucie tremblait. Je voyais bien qu’elle n’osait pas demander à son mari de me rendre ce service. Je la comprends : Thomas n’a jamais été du genre à rendre les choses faciles. Depuis leur mariage, il garde une distance glaciale avec moi, comme si j’étais une intruse dans leur vie. Pourtant, ce matin-là, je n’avais pas le choix. Quatre sacs de courses, deux cabas remplis de légumes du marché, et mon arthrose qui me lançait à chaque pas. Prendre le bus était impensable.
Je me suis assise sur le banc devant la boulangerie, les mains crispées sur mes sacs. Les passants me jetaient des regards furtifs, certains compatissants, d’autres indifférents. J’ai senti la colère monter : pourquoi devrais-je avoir honte de demander de l’aide à mon propre gendre ?
Lucie s’est approchée, mal à l’aise :
— Tu veux que je lui en parle ?
J’ai secoué la tête. Non, il fallait que ce soit moi. J’ai sorti mon téléphone, les doigts tremblants, et j’ai composé son numéro.
— Allô ? Thomas ? C’est… c’est moi, Hélène. Je suis devant la boulangerie avec beaucoup de sacs… Tu pourrais venir me chercher ?
Un silence. J’ai cru qu’il allait refuser. Puis sa voix est tombée, sèche :
— J’arrive dans dix minutes.
J’ai raccroché, le cœur battant. Lucie m’a serré la main.
— Merci d’avoir essayé, maman.
Dix minutes plus tard, la voiture de Thomas s’est arrêtée devant moi. Il n’a pas coupé le moteur. Il est sorti sans un mot, a ouvert le coffre et a commencé à charger les sacs. Je l’ai aidé tant bien que mal.
Dans la voiture, le silence était pesant. Je sentais son agacement dans chaque geste brusque.
— Vous auriez pu prévenir plus tôt, a-t-il lâché sans me regarder.
J’ai ravalé ma fierté.
— Je ne voulais pas déranger…
Il a haussé les épaules.
— Ce n’est pas grave.
Mais je savais que si, justement, c’était grave. Depuis des années, une tension sourde s’était installée entre nous. Je n’avais jamais compris pourquoi il me tenait à distance. Peut-être pensait-il que je jugeais sa façon d’élever mes petits-enfants ? Ou alors il m’en voulait d’être trop présente dans leur vie ?
Le trajet s’est poursuivi dans un silence glacial jusqu’à ce qu’un embouteillage nous bloque sur le pont de Sèvres. Les klaxons résonnaient autour de nous. Thomas tapotait nerveusement sur le volant.
— Vous savez, Hélène…
J’ai tourné la tête vers lui, surprise qu’il m’adresse la parole sans y être forcé.
— Je ne suis pas très doué pour… tout ça. Les services, les discussions…
Il a soupiré.
— J’ai grandi dans une famille où on ne demandait jamais rien à personne. Mon père disait toujours : « Débrouille-toi tout seul ». Alors quand on me demande de l’aide… je me sens maladroit.
Je l’ai regardé différemment pour la première fois. Derrière sa froideur se cachait une gêne profonde, une peur d’être jugé ou de ne pas être à la hauteur.
— Tu sais, Thomas… Moi aussi j’ai du mal à demander de l’aide. J’ai toujours voulu être forte pour Lucie et les enfants. Mais parfois… parfois on a juste besoin d’un coup de main.
Il a esquissé un sourire timide.
— Peut-être qu’on pourrait essayer… d’être moins durs l’un envers l’autre ?
J’ai hoché la tête, émue.
— Oui… Essayons.
Le trafic s’est débloqué et nous avons repris la route dans un silence moins pesant. Arrivés devant chez moi, il a porté mes sacs jusqu’à la porte sans rechigner.
Avant de partir, il s’est arrêté sur le seuil.
— Si vous avez besoin d’aide… n’hésitez pas à demander. Même si je râle un peu.
J’ai souri pour la première fois depuis longtemps en sa présence.
— Merci, Thomas.
Quand il est reparti, j’ai senti quelque chose se dénouer en moi. Peut-être que ce simple trajet en voiture avait ouvert une brèche dans nos murailles respectives.
En rangeant mes courses, je me suis surprise à repenser à toutes ces années où nous nous étions évités par fierté ou par peur du rejet. Combien de familles vivent ainsi, prisonnières de non-dits et de maladresses ? Pourquoi est-ce si difficile de demander ou d’offrir un peu d’aide ?
Est-ce que vous aussi, vous avez déjà ressenti cette gêne face à un proche ? Pourquoi laisse-t-on parfois l’orgueil ou la peur gâcher des relations qui pourraient être si simples ?