Quand ma vie ne m’appartenait plus : le cri silencieux d’une grand-mère française
— Tu peux venir demain matin à sept heures ? demanda ma fille, la voix déjà pressée au téléphone. J’entendais derrière elle les cris d’Anaïs et de Paul, mes petits-enfants. Je n’ai pas eu le temps de répondre qu’elle ajoutait : — On n’a vraiment personne d’autre, maman. Tu comprends ?
Je comprends, oui. J’ai toujours compris. Depuis que j’ai pris ma retraite d’institutrice à Lyon, il y a trois ans, ma vie s’est peu à peu remplie des besoins des autres. Au début, c’était une joie : je retrouvais mes petits-enfants, je les emmenais au parc de la Tête d’Or, je leur racontais des histoires. Mais très vite, ce qui était un plaisir est devenu une obligation. Mes enfants — Claire et Julien — ont commencé à compter sur moi pour tout : les sorties d’école, les mercredis, les vacances scolaires. « Tu es à la retraite, tu as le temps », disaient-ils. Mais ce temps, était-ce encore le mien ?
Ce matin-là, je me suis réveillée avant l’aube, le cœur lourd. J’ai préparé un café que je n’ai pas eu le temps de boire. À sept heures pile, Claire déposait Anaïs et Paul dans mon petit appartement du 3e arrondissement. Elle m’a embrassée à la va-vite, sans même remarquer mes cernes ou mon air fatigué.
— Merci maman, t’es un ange !
Et elle est repartie, déjà absorbée par ses mails sur son téléphone.
Paul a renversé son bol de chocolat chaud sur le tapis. Anaïs s’est mise à pleurer parce qu’elle voulait regarder un dessin animé interdit le matin. J’ai nettoyé, consolé, préparé des tartines. Toute la journée s’est enchaînée ainsi : devoirs, disputes, repas, promenade au parc sous la pluie parce qu’ils avaient besoin de se défouler.
Le soir venu, alors que Claire venait les récupérer — en retard comme souvent — elle a soupiré :
— Tu ne pourrais pas aussi les garder samedi soir ? On a un dîner chez des amis…
J’ai voulu dire non. Vraiment. Mais j’ai vu dans ses yeux cette fatigue que je connaissais si bien autrefois. Alors j’ai acquiescé.
Les semaines ont passé. Mes amis ont cessé de m’appeler : « Tu es toujours prise avec tes petits-enfants », disaient-ils. J’ai arrêté l’aquarelle, mes promenades au marché du samedi matin, même mes lectures s’accumulaient sur la table basse sans que je trouve l’énergie d’ouvrir un livre.
Un soir d’hiver, alors que je berçais Anaïs qui avait de la fièvre, j’ai senti une colère sourde monter en moi. Pourquoi étais-je devenue invisible ? Pourquoi mes enfants ne voyaient-ils plus la femme que j’étais avant d’être leur mère ou leur grand-mère ?
J’ai tenté d’en parler à Claire.
— Tu sais, j’aimerais bien avoir un peu de temps pour moi…
Elle a levé les yeux au ciel :
— Mais maman, tu sais qu’on n’a pas les moyens de payer une nounou ! Et puis tu adores les enfants…
Oui, je les adore. Mais est-ce une raison pour m’oublier ?
Un dimanche matin, alors que je préparais des crêpes pour Paul et Anaïs, j’ai reçu un message de mon amie Françoise : « On se retrouve au musée cet après-midi ? » J’ai hésité. Puis j’ai répondu : « Je ne peux pas… »
Paul a levé les yeux vers moi :
— Mamie, pourquoi tu pleures ?
Je ne savais pas quoi répondre.
Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à Claire et Julien. Je leur ai expliqué que j’avais besoin de retrouver du temps pour moi, que je les aimais mais que je n’étais pas une solution miracle à tous leurs problèmes. J’ai tremblé en glissant l’enveloppe sous la porte de Claire.
Le lendemain matin, elle est arrivée furieuse.
— Tu nous lâches ? Après tout ce qu’on fait pour toi ?
J’ai senti la culpabilité m’envahir. Mais cette fois-ci, je n’ai pas cédé.
— Non Claire. Je ne vous lâche pas. Mais j’existe aussi.
Il y a eu des cris, des larmes. Julien a pris ma défense timidement :
— Peut-être qu’on en demande trop à maman…
Les semaines suivantes ont été difficiles. Claire m’a boudée. Les enfants me manquaient terriblement. Mais petit à petit, j’ai repris mes habitudes : l’aquarelle avec Françoise, les balades au parc sans poussette ni goûter à préparer. J’ai même rencontré un groupe de lecture dans mon quartier.
Un jour, Claire est revenue vers moi.
— Je suis désolée maman… Je n’avais pas compris à quel point c’était lourd pour toi.
Nous avons pleuré ensemble. Nous avons trouvé un compromis : je garde Anaïs et Paul deux après-midis par semaine seulement.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de culpabiliser. Mais j’ai retrouvé ma voix et ma place dans la famille — ni nounou gratuite ni mère sacrificielle, mais Madeleine, femme et grand-mère aimante.
Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même quand on a tant donné aux autres ? Et vous, jusqu’où iriez-vous par amour pour votre famille ?