Quand ma belle-mère appelle à dix-sept heures : Entre deux mondes, entre deux femmes

« Tu sais, Camille, à ton âge, je faisais déjà tout maison pour le dîner. » La voix de Françoise, ma belle-mère, résonne dans le combiné, tranchante comme une lame. Il est dix-sept heures, je viens à peine de rentrer du travail, les courses traînent encore dans le sac, et Léa, ma fille de cinq ans, me tire sur la manche en réclamant un goûter. Je ferme les yeux une seconde, inspirant profondément, tentant de contenir la vague d’agacement qui monte en moi.

« Oui, Françoise, je sais… » Ma voix tremble malgré moi. Je sens déjà la culpabilité s’insinuer, cette sensation d’être toujours en retard, toujours insuffisante. Elle continue, implacable : « Et puis, tu sais, Léa a l’air fatiguée sur les photos que tu as envoyées. Tu es sûre qu’elle dort assez ? »

Je serre les dents. Je voudrais lui dire que je fais de mon mieux, que jongler entre mon poste de professeure des écoles à l’école primaire du quartier, les devoirs, les lessives, et les repas, c’est déjà un exploit. Mais je n’ose pas. J’ai peur de passer pour une mauvaise mère, ou pire, une mauvaise épouse aux yeux de la famille de Paul, mon mari.

Paul, lui, rentre tard. Il travaille dans un cabinet d’architectes à Lyon, et souvent, il ne voit pas l’ombre d’une casserole avant vingt heures. « Tu sais comment elle est, ma mère, » me dit-il parfois, en haussant les épaules. Mais il ne comprend pas. Il ne comprend pas ce que c’est d’être jugée, épiée, comparée à cette femme parfaite qu’était Françoise dans les années 80, quand tout semblait plus simple, plus carré.

Je raccroche, le cœur lourd. Léa me regarde, inquiète. « Maman, pourquoi tu pleures ? » Je m’essuie les yeux, honteuse. « Ce n’est rien, ma chérie, maman est juste fatiguée. » Mais ce n’est pas vrai. Je suis épuisée d’essayer d’être parfaite, pour tout le monde, tout le temps.

Le soir, à table, Paul remarque mon silence. « Encore un appel de maman ? » Je hoche la tête. Il soupire. « Tu devrais lui dire d’arrêter. » Facile à dire. Mais comment dire à une femme qui a élevé trois enfants, qui a tout sacrifié pour sa famille, qu’elle me fait du mal ?

Le week-end suivant, nous sommes invités chez mes beaux-parents, à Villeurbanne. Je redoute ces repas où tout est sujet à critique : la façon dont je coupe le pain, la tenue de Léa, même la manière dont je parle à Paul. À peine arrivés, Françoise me prend à part dans la cuisine. « Camille, tu sais, Paul aimait beaucoup le gratin dauphinois que je lui faisais quand il était petit. Tu devrais essayer, ça lui ferait plaisir. »

Je souris, crispée. « Je pourrais essayer, oui. » Mais au fond, je bouillonne. Pourquoi mes efforts ne suffisent-ils jamais ? Pourquoi dois-je toujours me plier à ses attentes ?

Après le repas, alors que tout le monde est au salon, je m’éclipse sur le balcon. J’appelle ma mère, à moi. « Maman, est-ce que tu as déjà eu l’impression de ne jamais être assez bien ? » Elle rit doucement. « Ma chérie, toutes les femmes passent par là. Mais tu dois apprendre à poser tes limites. »

Plus facile à dire qu’à faire. Le lendemain, je décide de parler à Paul. « J’en peux plus, Paul. J’ai l’impression d’étouffer. Ta mère me juge sans arrêt. Je ne suis pas elle, je ne serai jamais elle. »

Il me regarde, surpris par ma détresse. « Mais tu n’as pas à l’être. Tu es Camille, et c’est pour ça que je t’aime. »

Ses mots me réchauffent un instant, mais la peur reste. Et si je n’étais pas une bonne mère ? Et si Léa souffrait de mes failles, de mes doutes ?

Les semaines passent, et les appels de Françoise continuent. Un soir, alors que je prépare des crêpes avec Léa, le téléphone sonne. Je regarde l’écran : « Belle-maman ». Je prends une grande inspiration et décroche.

« Bonsoir Françoise. »

Elle commence, comme toujours, par une remarque sur l’organisation de la maison. Mais cette fois, je l’interromps. « Françoise, je fais de mon mieux. Ce n’est peut-être pas parfait, mais c’est notre vie, à Paul, Léa et moi. J’aimerais que vous le respectiez. »

Un silence. Puis, à ma grande surprise, elle souffle : « Je voulais juste t’aider… Je ne veux pas que tu te sentes seule. »

Je reste sans voix. Derrière ses critiques, il y avait peut-être une peur, la sienne, de ne plus être utile, de ne plus avoir sa place.

Ce soir-là, je me couche plus légère. J’ai compris que je n’ai pas à choisir entre être une bonne mère et une bonne belle-fille. Je dois juste être moi, avec mes forces et mes faiblesses.

Mais dites-moi… Est-ce que vous aussi, vous avez déjà eu l’impression de ne jamais être assez bien ? Est-ce qu’on peut vraiment s’affirmer sans blesser ceux qu’on aime ?