Quand ma belle-mère a dit : « Tu prends le crédit » – J’ai tout quitté pour me retrouver

« Tu prends le crédit, c’est normal, non ? »

La voix de ma belle-mère, Monique, résonne encore dans ma tête, sèche et tranchante comme un couperet. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, assise à la table de la cuisine, le regard perdu dans la nappe à carreaux rouges et blancs. Damien, mon mari depuis à peine un an, évite mon regard. Il fixe la fenêtre, comme s’il espérait que la pluie battante sur les toits de Lyon efface la tension qui s’est abattue sur nous.

J’ai dix-neuf ans. Je croyais que l’amour suffirait. Que Damien et moi, on affronterait tout ensemble. Mais je n’avais pas prévu Monique. Elle occupe chaque recoin de notre petit appartement du 7ème arrondissement, ses pas claquent sur le parquet, ses remarques s’insinuent dans chaque conversation : « Tu n’as pas mis assez de sel », « Damien aime son linge repassé comme ça », « Tu devrais penser à faire un enfant, ça soude un couple. »

Mais ce soir-là, c’est différent. Ce soir-là, elle parle d’argent. De ce prêt qu’il faudrait prendre pour agrandir l’appartement, pour « notre avenir ». Mais ce n’est pas « notre » avenir qu’elle évoque, c’est le sien, celui de Damien, celui de la famille. Moi, je suis l’étrangère, celle qui doit s’adapter.

« Tu travailles à la pharmacie, tu as un CDI maintenant. C’est logique que tu prennes le crédit à ton nom », insiste-t-elle, les bras croisés sur sa poitrine. Damien ne dit rien. Il ne dit jamais rien quand il s’agit de sa mère.

Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse immense. Je repense à maman, à la petite maison à Villeurbanne où j’ai grandi entourée d’amour et de rires. Ici, tout est calculé, pesé, jugé. Je me sens étrangère dans ma propre vie.

« Et si je ne veux pas ? » Ma voix tremble mais je la force à sortir.

Monique me lance un regard glacé : « Alors tu n’as rien à faire ici. »

Le silence tombe. Damien baisse la tête. Je comprends alors que je suis seule. Que personne ne viendra me sauver.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je fais ma valise en silence, range quelques vêtements, une photo de mes parents, mon carnet de notes où j’écris mes rêves depuis l’enfance. Je regarde Damien dormir, paisible, comme si rien ne pouvait l’atteindre. Je voudrais le secouer, lui crier de se réveiller, de me défendre. Mais il ne bouge pas.

À l’aube, je claque doucement la porte derrière moi. Dans la rue déserte, l’air est frais et humide. Je marche sans me retourner jusqu’à la gare Part-Dieu. Le train pour Villeurbanne part dans vingt minutes.

Maman m’ouvre la porte en pyjama, les yeux encore gonflés de sommeil. Elle comprend tout sans un mot. Elle me serre fort contre elle et je m’effondre en larmes.

Les jours suivants sont flous. Je dors beaucoup. Je mange peu. Maman prépare mes plats préférés et me laisse le temps de respirer. Papa ne dit rien mais je sens sa présence rassurante dans la maison.

Damien m’appelle une fois. Sa voix est hésitante :

— Tu vas revenir ?

Je ferme les yeux pour retenir mes larmes.

— Je ne peux pas vivre comme ça… Je t’aime mais je ne peux plus…

Il ne répond pas. J’entends Monique au loin qui crie : « Laisse tomber ! Elle n’était pas faite pour nous ! »

Je raccroche.

Les semaines passent. Je retrouve peu à peu des forces. À la pharmacie où je travaille, mes collègues me soutiennent discrètement. Un jour, Claire me glisse : « Tu sais, tu as eu du courage… Beaucoup seraient restées par peur du qu’en-dira-t-on. »

Mais le doute me ronge encore : ai-je fait le bon choix ? Est-ce que l’amour doit vraiment rimer avec sacrifice ? Pourquoi tant de femmes autour de moi acceptent-elles de s’effacer pour répondre aux attentes d’une famille qui n’est pas la leur ?

Un soir d’automne, alors que je rentre du travail sous les lumières dorées des lampadaires lyonnais, je croise une jeune femme qui pleure au téléphone sur un banc public. Son visage me rappelle le mien quelques mois plus tôt. J’hésite puis m’assois à côté d’elle.

— Ça va ?

Elle secoue la tête.

— Ma belle-mère veut que je quitte mon boulot pour m’occuper de la maison…

Je souris tristement.

— Tu n’es pas seule…

On parle longtemps. Elle finit par sourire aussi.

Ce soir-là, en rentrant chez moi, je comprends que mon histoire n’est pas unique. Que nous sommes nombreuses à devoir choisir entre nous-mêmes et les attentes des autres.

Parfois je repense à Damien. À ce que nous aurions pu être si seulement il avait eu le courage de me défendre… Mais aujourd’hui je sais que j’ai fait le bon choix.

Et vous ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour ne pas vous perdre dans les rêves des autres ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans se trahir soi-même ?