Quand le menu change : Un déjeuner de famille bouleversé

— Non, maman, Anne ne mange pas de gratin dauphinois, tu sais bien qu’elle évite les produits laitiers et les pommes de terre.

La voix de Guillaume résonne dans la cuisine, tranchante, presque étrangère. Je serre la cuillère en bois entre mes doigts. Le gratin fume encore, doré à souhait, comme chaque dimanche depuis vingt ans. Autour de moi, l’odeur du beurre fondu et du fromage râpé flotte, rassurante. Mais aujourd’hui, elle semble presque coupable.

Anne entre, son sourire poli comme un rideau entre nous. Elle pose sur la table un plat couvert de graines et de légumes colorés. — J’ai préparé une salade quinoa-avocat, c’est plein de bonnes choses pour la santé !

Je sens le regard de mon mari, François, glisser sur moi. Il hausse les épaules, résigné. Ma fille, Lucie, pianote sur son téléphone, indifférente à la tempête qui gronde. Je me sens seule dans ma propre maison.

— Catherine, tu veux goûter ? demande Anne avec une gentillesse qui me met mal à l’aise.

Je force un sourire. — Merci, Anne. Mais tu sais, ici, on aime bien nos traditions…

Guillaume soupire. — Maman, il faut évoluer un peu ! On ne peut pas manger gras tous les dimanches.

Je ravale mes larmes. Depuis quand mon fils me parle-t-il comme ça ? Je me revois, jeune maman, courant après lui dans le jardin avec une tartine de confiture maison. Je me souviens des anniversaires où je passais des heures à préparer son plat préféré : le bœuf bourguignon. Aujourd’hui, il ne veut plus de mon gratin.

Le repas commence dans un silence pesant. François tente de détendre l’atmosphère : — Alors Anne, comment ça se passe à la clinique ?

Anne s’anime aussitôt : — Très bien ! On sensibilise de plus en plus de familles à l’importance d’une alimentation saine. Les maladies cardiovasculaires sont en hausse en France, il faut agir !

Je pique dans mon gratin avec amertume. Est-ce que je suis responsable de tous les maux du pays ?

Lucie lève les yeux de son téléphone : — Moi j’aime bien le quinoa…

Guillaume sourit à sa sœur : — Tu vois maman, tout le monde peut changer !

Je sens la colère monter. — Peut-être que tout le monde n’a pas envie de changer ! Peut-être que certains aiment ce qu’ils sont !

Un silence glacial s’abat sur la table. Anne baisse les yeux. Guillaume me regarde comme si j’étais une enfant capricieuse.

Après le repas, je m’enferme dans la cuisine pour laver la vaisselle. Mes mains tremblent sous l’eau chaude. François me rejoint.

— Tu sais, ils ne font pas ça contre toi…

— Mais c’est moi qui cuisine ! C’est moi qui fais vivre cette maison ! Et maintenant on me dit que tout est mauvais ? Que je dois tout changer ?

Il pose une main sur mon épaule. — Les enfants grandissent… Ils font leurs choix.

Je me tourne vers lui, désemparée. — Et moi ? J’ai encore le droit d’exister ici ?

Le soir venu, Guillaume et Anne s’apprêtent à partir. Anne s’approche de moi.

— Catherine… Je ne veux pas te blesser. Je sais que tu fais tout ça par amour.

Je retiens mes larmes. — Et toi ? Tu crois que je n’aime pas mon fils ? Que je veux lui faire du mal avec mes plats ?

Elle secoue la tête. — Non… Mais parfois aimer c’est aussi accepter de changer un peu.

Guillaume m’embrasse sur la joue. — On t’aime maman.

Je ferme la porte derrière eux et m’effondre sur une chaise. Mon monde change sans moi. Mes recettes ne suffisent plus à rassembler ceux que j’aime.

Plus tard dans la nuit, je regarde mes vieux cahiers de cuisine tachés de sauce et de souvenirs. Est-ce que je dois vraiment tout réinventer pour garder ma famille près de moi ? Ou bien est-ce à eux d’accepter qui je suis ?

Est-ce qu’on peut aimer sans renoncer à soi-même ? Est-ce qu’une mère doit toujours s’adapter pour ne pas perdre ses enfants ? Qu’en pensez-vous ?