Quand la tradition devient fardeau : L’anniversaire de trop
— Tu ne vas quand même pas servir des quiches surgelées pour l’anniversaire de Papa ?
La voix de ma sœur, Élodie, résonne dans la cuisine comme un coup de tonnerre. Je serre les poings, le regard fixé sur la table encombrée de vaisselle sale et de restes de chips. J’ai envie de hurler, mais je me retiens. Depuis vingt ans, c’est moi qui organise tout : les anniversaires, les Noëls, les repas du dimanche. Et chaque fois, c’est la même rengaine : il faut que tout soit parfait, que chacun reparte le ventre plein et le sourire aux lèvres. Mais ce soir, je suis à bout.
— Si tu n’es pas contente, tu n’avais qu’à t’en occuper toi-même, Élodie.
Ma voix tremble. Je sens la colère monter, celle qui couve depuis des années. Maman me lance un regard désapprobateur depuis le salon où elle discute avec mon oncle Gérard. Mon mari, Laurent, fait semblant de ne rien entendre et s’occupe des enfants dans le jardin. Je suis seule, comme toujours.
Je me souviens du premier anniversaire que j’ai organisé pour Papa après la mort de Mamie. J’avais vingt-trois ans, je venais d’avoir mon premier CDI dans une petite mairie de la banlieue lyonnaise. J’avais passé la nuit à préparer un gâteau au chocolat en suivant la recette de Mamie, en pleurant sur la pâte à gâteau. Tout le monde avait adoré. Depuis, c’est devenu une évidence : c’est moi qui perpétue la tradition.
Mais cette année, j’ai décidé que ça suffisait. J’ai acheté des quiches toutes faites chez Picard, commandé un gâteau chez le boulanger du coin et dressé une table simple, sans nappe brodée ni bougies parfumées. Je voulais voir si quelqu’un s’en rendrait compte. Je voulais savoir si on m’aimait pour ce que je fais ou pour ce que je suis.
— Tu exagères, Claire. Papa va être déçu.
Élodie croise les bras sur sa poitrine. Elle a toujours été la préférée, celle qui arrive en retard avec un bouquet de fleurs et repart avant qu’on ait fini le dessert. Moi, je reste pour nettoyer.
— Peut-être qu’il est temps que quelqu’un d’autre prenne le relais.
Je sens mes yeux s’embuer. Papa entre dans la cuisine à ce moment-là. Il porte son éternel pull bleu marine et son sourire fatigué.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Je me tourne vers lui, le cœur battant.
— Rien, Papa. Juste… cette année, j’ai fait simple.
Il regarde la table, puis moi. Il ne dit rien pendant un long moment. Le silence est lourd.
— Tu sais, Claire… Ce n’est pas la nourriture qui compte. C’est d’être ensemble.
Je voudrais le croire. Mais je vois bien le regard déçu d’Élodie, l’air gêné de Maman qui évite mon regard. Oncle Gérard marmonne quelque chose sur « les jeunes qui ne savent plus recevoir ».
Le repas se passe dans une ambiance étrange. Les enfants jouent dehors, insouciants. Les adultes parlent politique et météo pour éviter le sujet qui fâche. Je me sens invisible, transparente.
Après le départ des invités, Laurent me rejoint dans la cuisine.
— Tu as bien fait, tu sais. Tu n’es pas obligée de tout porter toute seule.
Je m’effondre dans ses bras. Les larmes coulent sans que je puisse les retenir.
— J’en ai marre… Marre qu’on attende tout de moi… Marre qu’on ne me dise jamais merci…
Il me serre fort contre lui.
— Peut-être qu’il faut leur dire. Leur dire que tu existes aussi en dehors de ces traditions.
Les jours suivants sont tendus. Élodie m’envoie un message sec : « Tu aurais pu faire un effort pour Papa ». Maman ne m’appelle pas comme d’habitude le dimanche matin. Je culpabilise, je doute. Ai-je eu tort ? Suis-je égoïste ?
Au travail aussi, je sens la fatigue me rattraper. Je fais des erreurs bêtes, j’oublie des dossiers sur mon bureau. Ma collègue Sophie me demande si ça va.
— Tu as l’air ailleurs ces temps-ci…
Je souris faiblement.
— Je crois que j’ai juste besoin qu’on me laisse respirer.
Le week-end suivant, Papa m’appelle.
— Claire… Je voulais te dire merci pour l’autre soir. C’était différent… mais c’était bien quand même.
Sa voix est douce, hésitante.
— Tu sais… Après tout ce que tu as fait pour nous toutes ces années… Tu as le droit de souffler un peu.
Je sens un poids s’alléger sur ma poitrine. Peut-être qu’il a compris. Peut-être que les choses peuvent changer.
Quelques semaines plus tard, c’est l’anniversaire d’Élodie. Cette fois-ci, elle propose qu’on fasse un pique-nique au parc de la Tête d’Or. Chacun apporte quelque chose. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens légère en préparant une simple salade de pâtes.
En voyant ma famille rire sur l’herbe, je me dis que peut-être… peut-être qu’on peut inventer nos propres traditions sans se perdre en chemin.
Mais au fond de moi subsiste une question : pourquoi faut-il attendre d’être au bord du gouffre pour oser dire stop ? Est-ce qu’on peut vraiment changer sans tout casser ?