Quand la sonnerie brise le silence : Entre deux familles, qui suis-je vraiment ?

— Tu sais, Camille, je ne comprends pas comment tu fais pour laisser Arthur devant la télévision à cette heure-ci. À mon époque, on jouait dehors, on aidait à mettre la table…

La voix de ma belle-mère, Monique, grésille dans l’écouteur. Il est 17h03. Je serre la tasse de thé entre mes mains, tentant de contenir la vague de colère qui monte en moi. Arthur, mon fils de six ans, rit devant un dessin animé dans le salon. Je me sens coupable, prise en faute, alors que je n’ai rien fait de mal. Pourquoi chaque appel de Monique me donne-t-il l’impression d’être jugée ?

— Il a eu une longue journée à l’école, je réponds d’une voix que j’essaie de garder calme. Il a besoin de se détendre un peu.

— À force de tout leur permettre, ils ne sauront jamais ce qu’est l’effort, tu verras…

Je ferme les yeux. Je pourrais lui rappeler que j’ai passé la matinée à courir entre mon travail à distance et les courses, que j’ai préparé un goûter maison, que j’ai aidé Arthur avec ses devoirs. Mais à quoi bon ? Monique ne voit jamais que ce qui cloche.

Je me souviens du premier dîner chez elle, il y a huit ans. J’étais jeune, amoureuse de Julien, intimidée par cette femme élégante qui me scrutait comme si elle cherchait la moindre faille. Depuis, rien n’a changé. Chaque visite est un examen ; chaque appel, une épreuve.

— Tu sais, Camille, reprend-elle après un silence pesant, Julien aimait beaucoup lire à ton âge. Peut-être qu’Arthur devrait essayer aussi…

Je sens la pointe acide derrière ses mots. Elle ne parle jamais directement ; tout est insinuation, comparaison. Je voudrais lui crier que je fais de mon mieux, que je ne suis pas parfaite mais que j’aime mon fils plus que tout. Mais la peur de blesser Julien, de provoquer un conflit inutile, me retient.

Julien rentre tard ce soir. Il travaille dans une agence immobilière à Lyon et ses journées s’étirent souvent jusqu’à 20h. Il ne comprend pas toujours pourquoi ces appels me bouleversent autant.

— Tu te prends trop la tête, Camille. Ma mère est comme ça avec tout le monde.

Mais ce n’est pas lui qui reçoit les reproches voilés sur la propreté du salon ou la cuisson du gratin dauphinois. Ce n’est pas lui qui sent son cœur se serrer à chaque remarque sur l’éducation d’Arthur.

Je raccroche enfin, prétextant qu’Arthur a besoin de moi. Je m’assois sur le canapé, les mains tremblantes. Arthur vient se blottir contre moi.

— Ça va, maman ?

Je souris faiblement.

— Oui, mon cœur. Juste un peu fatiguée.

Il pose sa tête sur mes genoux et je caresse ses cheveux blonds. Je repense à ma propre mère, disparue trop tôt. Elle aussi avait une belle-mère difficile, mais elle ne m’en parlait jamais. Était-ce pour me protéger ? Ou parce qu’elle avait honte de ne pas être à la hauteur ?

Le soir venu, Julien rentre enfin. Il embrasse Arthur puis vient me retrouver dans la cuisine.

— Tu as l’air soucieuse…

Je lui raconte l’appel, les reproches déguisés, mon sentiment d’impuissance.

— Tu devrais lui dire ce que tu ressens.

— Et si elle se vexe ? Et si ça crée des histoires ?

Il hausse les épaules.

— On ne peut pas vivre pour faire plaisir aux autres tout le temps.

Facile à dire…

Le lendemain matin, je reçois un message de Monique : « J’ai trouvé un livre pour Arthur. Je passerai te le déposer cet après-midi. »

Mon cœur s’accélère. Je n’ai pas envie de la voir mais je n’ose pas refuser. Je passe la matinée à ranger frénétiquement l’appartement, à préparer un gâteau au yaourt — son préféré — dans l’espoir absurde qu’elle trouvera quelque chose à complimenter.

À 16h30, elle arrive, tirée à quatre épingles comme toujours. Elle embrasse Arthur puis me tend le livre avec un sourire pincé.

— J’espère qu’il aimera. C’est un classique.

Arthur le feuillette distraitement puis retourne jouer avec ses Lego.

Monique s’assied dans le salon et son regard balaie la pièce.

— Tu as changé les rideaux ?

Je hoche la tête.

— Oui, ils étaient abîmés.

— C’est plus lumineux comme ça… même si le bleu va mieux avec tes murs.

Encore une remarque déguisée. Je sens mes nerfs lâcher.

— Monique… Est-ce que vous pensez que je suis une mauvaise mère ?

Elle relève la tête, surprise par ma franchise soudaine.

— Non… enfin… tu fais différemment de moi, c’est tout.

Je prends une grande inspiration.

— J’aimerais juste que vous me fassiez confiance. J’aime Arthur et je fais tout pour qu’il soit heureux.

Un silence gênant s’installe. Monique regarde par la fenêtre puis soupire.

— Tu sais… ce n’est pas facile d’être belle-mère non plus. On a peur d’être oubliée…

Je ne m’attendais pas à cette confession. Derrière ses critiques se cache peut-être une peur aussi profonde que la mienne : celle de ne plus compter pour son fils.

Quand elle part enfin, je me sens vidée mais soulagée d’avoir parlé vrai, même si rien n’est vraiment résolu.

Le soir venu, alors qu’Arthur s’endort contre moi et que Julien lit dans le salon, je repense à cette journée étrange où tout a basculé pour quelques mots échangés au téléphone.

Peut-on être une bonne mère sans jamais être une bonne belle-fille ? Faut-il choisir entre sa propre famille et celle qu’on épouse ? Ou bien faut-il simplement apprendre à s’accepter soi-même ? Qu’en pensez-vous ?