Quand la solitude s’invite : Ma belle-mère, mon foyer, et moi
— Tu ne comprends pas, Ruby ! Elle n’a plus personne !
La voix de Thomas résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février. Dehors, Paris s’éveille sous une pluie fine, mais à l’intérieur de notre appartement du 12e arrondissement, l’orage gronde déjà.
— Elle a toi, elle a moi, elle a ses amies du club de lecture…
— Ce n’est pas pareil ! Depuis que papa est parti…
Je lève les yeux au ciel. Depuis que Jean est mort d’un infarctus foudroyant il y a six mois, Monique, ma belle-mère, est devenue l’ombre d’elle-même. Ou du moins, c’est ce qu’elle veut nous faire croire. À 55 ans, elle se traîne dans la maison en peignoir, soupire à chaque pas, et laisse traîner ses médicaments sur la table du salon comme des trophées de sa souffrance.
Le soir où elle a débarqué avec ses valises, je n’ai rien dit. J’ai compris. La mort de Jean a été brutale. Mais au fil des semaines, sa présence est devenue étouffante. Elle s’immisce dans nos conversations, critique ma façon de cuisiner (« Tu sais, Thomas préfère les gratins bien dorés… »), s’installe devant la télé dès 18h pour regarder ses feuilletons et laisse traîner ses affaires partout.
Un soir, alors que je rentrais tard du travail, je l’ai surprise en train de pleurer dans la cuisine. J’ai voulu la réconforter. Elle m’a repoussée d’un geste sec :
— Tu ne peux pas comprendre ce que c’est de perdre l’amour de sa vie.
Je me suis sentie coupable. Mais combien de temps peut-on vivre dans la culpabilité ?
Thomas ne voit rien. Ou plutôt, il ne veut rien voir. Il travaille beaucoup — trop — et quand il rentre, il se laisse attendrir par les plaintes de sa mère :
— J’ai mal au dos… Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit… Tu sais, Thomas, sans toi je ne serais plus là…
Il lui prépare des tisanes, lui masse les épaules. Moi ? Je deviens invisible.
Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Monique entre dans la cuisine. Elle s’arrête derrière moi et souffle :
— Tu sais, Ruby… Je me sens tellement seule ici.
Je me retourne, surprise :
— Seule ? Mais on est là tous les deux pour toi.
Elle baisse les yeux :
— Ce n’est pas pareil. Jean me manque. Et puis…
Elle hésite.
— Et puis quoi ?
— Je sens bien que je dérange.
Je reste muette. Oui, elle dérange. Mais comment le dire sans passer pour un monstre ?
Les semaines passent. Monique s’installe dans notre vie comme une plante grimpante qui étouffe tout sur son passage. Elle se plaint à Thomas que je ne lui parle pas assez, que je ne l’invite jamais à sortir avec mes amies (« Tu as honte de moi ? »), que je ne comprends rien à sa douleur.
Un soir, alors que Thomas et moi dînons en silence, elle surgit dans le salon :
— J’ai fait une chute dans la salle de bains !
Thomas bondit de sa chaise. Je le regarde courir vers elle, inquiet. Plus tard, alors qu’elle dort enfin, il me lance :
— Tu pourrais être plus gentille avec elle.
Je sens la colère monter :
— Et moi ? Qui est gentil avec moi ? Depuis qu’elle est là, tu ne me regardes même plus !
Il détourne les yeux.
La tension monte d’un cran chaque jour. Je me surprends à rêver qu’elle reparte chez elle. Mais Monique n’a plus d’appartement — elle l’a vendu après la mort de Jean pour « tourner la page ». Elle n’a plus d’amies — elle les a toutes éloignées avec ses plaintes incessantes. Elle n’a plus que nous.
Un soir d’avril, alors que Paris s’illumine sous les lampadaires et que les terrasses se remplissent malgré le froid, je décide d’en parler à ma sœur, Camille.
— Tu dois poser des limites, Ruby. Sinon tu vas exploser.
Mais comment poser des limites à une femme en deuil ? Comment dire non à quelqu’un qui souffre ?
La situation empire quand Monique commence à critiquer ouvertement mon couple devant Thomas :
— Vous ne sortez jamais ensemble… Avant, avec Jean, on allait danser tous les samedis !
Ou encore :
— Ruby travaille trop… Tu devrais lui dire de ralentir.
Je me sens piégée dans ma propre maison.
Un soir où Thomas rentre tard du travail, je trouve Monique assise dans le noir du salon. Elle pleure en silence. Je m’assois à côté d’elle.
— Monique… Qu’est-ce que tu veux vraiment ?
Elle me regarde longuement.
— Je veux qu’on m’aime encore un peu.
Ses mots me transpercent le cœur. Derrière ses plaintes et ses manipulations se cache une femme brisée par la solitude et la peur de vieillir seule.
Mais moi aussi j’ai besoin d’amour. Moi aussi j’ai peur de perdre mon mari.
Quelques jours plus tard, j’organise une réunion familiale. J’explique à Thomas et à Monique que nous avons besoin d’aide — tous les trois. Que Monique pourrait rejoindre un groupe de soutien pour veuves à la mairie du 12e. Que Thomas et moi avons besoin de temps pour notre couple.
Monique accepte à contrecœur. Thomas me remercie du regard.
Ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, je dors paisiblement.
Mais au fond de moi subsiste une question : jusqu’où doit-on aller par amour pour sa famille ? Et à quel moment doit-on penser à soi sans culpabiliser ?