Quand la maladie frappe à la porte : Fille entre devoir et limites
— Tu vas encore partir, Camille ?
La voix de ma mère résonne dans le couloir, tremblante, presque suppliante. Je serre la poignée de la porte d’entrée, mes clés dans la main moite. Il est 7h30, je suis déjà en retard pour le travail, mais son regard me cloue sur place. Elle est assise sur le vieux fauteuil bleu, celui qu’on a récupéré chez ma grand-mère, les mains crispées sur l’accoudoir. Depuis son AVC il y a six mois, tout a changé. Plus rien n’est simple.
Je me retourne, la gorge serrée.
— Maman, je dois y aller… J’ai une réunion importante ce matin.
Elle détourne les yeux, blessée. Je sens la culpabilité monter, comme une vague noire. Je voudrais courir vers elle, la prendre dans mes bras, lui promettre que je ne la laisserai jamais seule. Mais je suis fatiguée. Épuisée.
Mon frère, Julien, habite à Lyon. Il appelle parfois, mais il ne vient jamais. « Je ne peux pas tout quitter », répète-t-il. Moi non plus, je ne peux pas tout quitter. Mais c’est moi qui suis là. C’est moi qui gère les rendez-vous médicaux, les courses, les médicaments, les nuits blanches quand elle fait une crise d’angoisse.
Je claque la porte plus fort que je ne l’aurais voulu. Dans l’ascenseur, je m’effondre contre le miroir. Mes yeux sont rouges. J’ai l’impression de ne plus exister qu’à travers elle. Au travail, mes collègues me regardent avec compassion ou agacement — je ne sais plus. Je suis moins efficace, moins présente. Mon chef m’a convoquée hier :
— Camille, tu dois te ressaisir. On compte sur toi ici aussi.
Mais comment se ressaisir quand on n’a plus de force ?
Le soir, en rentrant, je trouve ma mère devant la télévision, le regard vide. Elle ne mange presque plus. Parfois elle pleure sans bruit. Parfois elle me serre la main si fort que j’ai mal.
— Tu te souviens quand on allait au marché le samedi ?
Sa voix est si faible que j’ai du mal à l’entendre.
— Oui, maman…
Je me rappelle ces matins lumineux où elle riait avec les marchands de fruits, où elle me glissait une pièce pour acheter des bonbons. Aujourd’hui, tout est gris.
Un soir, alors que je prépare la soupe, elle me lance soudain :
— Tu regrettes de t’occuper de moi ?
Je reste figée, la louche en l’air.
— Non… enfin… c’est difficile parfois.
Elle baisse les yeux. Je sens sa honte et sa tristesse. Je voudrais lui dire que ce n’est pas sa faute, que je l’aime. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Les semaines passent. Je dors mal. Je rêve que je crie sur elle, que je fuis loin d’ici. Parfois je me surprends à espérer qu’elle parte vite — et aussitôt je me hais pour cette pensée monstrueuse.
Un dimanche matin, Julien débarque sans prévenir. Il embrasse maman sur le front et me lance un regard gêné.
— Tu tiens le coup ?
Je hausse les épaules.
— Tu pourrais venir plus souvent…
Il soupire.
— J’ai ma vie aussi, Camille.
Je sens la colère monter.
— Et moi ? Ma vie ? Tu crois que j’en ai encore une ?
Maman pleure doucement dans son fauteuil. Julien me prend à part dans la cuisine.
— Tu devrais demander de l’aide… une aide à domicile, ou une maison médicalisée.
Je secoue la tête.
— Elle ne voudra jamais quitter cet appartement.
Il hausse les épaules et repart le soir même. Je reste seule avec ma mère et mes doutes.
Un soir d’orage, alors que la pluie frappe violemment les vitres, maman me prend la main.
— Tu as le droit de vivre aussi, tu sais…
Je fonds en larmes contre son épaule maigre. Elle caresse mes cheveux comme quand j’étais petite.
— Je t’aime, maman… mais je n’y arrive plus.
Elle ferme les yeux et murmure :
— Alors il faut trouver une autre solution… pour toi comme pour moi.
Le lendemain, j’appelle le service social de la mairie. On me parle d’aides possibles, d’accueil de jour, de répit pour les aidants familiaux. J’écoute sans vraiment y croire. Mais au fond de moi, une petite lumière s’allume : peut-être qu’il existe un chemin entre l’abandon et le sacrifice total.
Aujourd’hui encore, rien n’est simple. Il y a des jours où je culpabilise d’avoir demandé de l’aide ; d’autres où je respire enfin un peu mieux. Ma mère sourit parfois à nouveau. Nous avons retrouvé quelques moments de tendresse — différents d’avant, mais précieux malgré tout.
Parfois je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour ? Où poser ses propres limites sans trahir ceux qu’on aime ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?