« Prends-la, je m’en fiche. Mais donne-moi l’argent » : Mon enfance vendue

« Prends-la, je m’en fiche. Mais donne-moi l’argent. »

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme un couteau. J’avais huit ans ce soir-là, assise sur le vieux canapé défoncé du salon, les genoux serrés contre la poitrine. Mon père, Paul, venait d’entrer, une enveloppe à la main. Ma mère, Sylvie, ne me regardait même pas. Elle fixait la télévision, cigarette au bec, indifférente à la scène qui allait bouleverser ma vie.

— Tu veux vraiment faire ça ? avait murmuré mon père, la voix tremblante.

— Je t’ai dit que je ne peux plus la voir. Prends-la si tu veux, mais tu me files ce que tu me dois. Sinon, tu la gardes et tu dégages.

Je n’ai jamais su ce que mon père devait à ma mère. Des dettes de jeu ? De la pension alimentaire ? Je n’étais qu’un pion dans leur guerre silencieuse, un enjeu monnayable. Ce soir-là, j’ai compris que je n’étais pas une fille désirée, mais une monnaie d’échange.

Mon père m’a emmenée chez lui, dans son petit appartement du quartier de la Guillotière. Il n’y avait pas de chambre pour moi, juste un matelas posé dans le salon. Il faisait de son mieux, mais il était maladroit, dépassé par la situation. Les soirs d’orage, je pleurais en silence sous ma couverture, espérant que ma mère viendrait me chercher. Mais elle ne venait jamais.

À l’école, je mentais. Je racontais que ma mère travaillait loin, qu’elle m’aimait beaucoup mais qu’elle n’avait pas le choix. Les autres enfants ne comprenaient pas pourquoi je changeais tout le temps de vêtements ou pourquoi je n’invitais jamais personne chez moi. Je me suis forgée une carapace : sourire en façade, tempête à l’intérieur.

Les années ont passé. Mon père a rencontré une autre femme, Hélène. Elle était gentille mais distante avec moi. Je sentais bien que je dérangeais leur nouveau bonheur. Un soir, j’ai surpris une conversation derrière la porte :

— Tu ne peux pas demander à Camille d’aller vivre ailleurs ? Elle est grande maintenant…

— C’est ma fille, Hélène !

— Oui mais… tu vois bien qu’elle ne va pas bien. Elle nous plombe l’ambiance.

Encore une fois, j’étais de trop. J’ai commencé à sécher les cours, à traîner avec des copains plus âgés qui fumaient des joints sous les ponts du Rhône. Je cherchais désespérément un endroit où me sentir acceptée.

À seize ans, j’ai retrouvé ma mère par hasard dans un supermarché. Elle m’a à peine reconnue.

— Ah… Camille ?

— Oui…

— Tu as grandi…

Elle a détourné les yeux et s’est éloignée sans un mot de plus. J’ai eu envie de hurler, de lui demander pourquoi elle m’avait vendue comme une vieille chaise dont on se débarrasse. Mais rien n’est sorti.

J’ai sombré dans une dépression silencieuse. Les psys du lycée me demandaient si tout allait bien chez moi. Je répondais oui, toujours oui. Qui aurait compris ? Qui aurait cru qu’une mère puisse vendre son enfant pour quelques billets ?

À dix-huit ans, j’ai quitté Lyon pour Paris. J’ai enchaîné les petits boulots : serveuse dans un café du Marais, caissière dans un Franprix, baby-sitter pour des familles qui semblaient sorties d’un magazine. Chez eux, tout respirait l’amour et la sécurité. Je les enviais autant que je les détestais.

Un soir d’hiver, alors que je rentrais du travail sous la pluie battante, j’ai croisé une petite fille qui pleurait sur le trottoir. Elle ressemblait à l’enfant que j’avais été : perdue, invisible aux yeux du monde. Je me suis accroupie à côté d’elle.

— Tu es perdue ?

Elle a hoché la tête sans un mot. J’ai appelé sa mère avec mon portable et attendu avec elle jusqu’à ce qu’elle arrive en courant, paniquée.

— Merci… Merci beaucoup !

En voyant cette mère serrer sa fille dans ses bras, j’ai senti une douleur sourde remonter en moi. Pourquoi moi je n’avais pas eu droit à ça ? Pourquoi l’argent et la rancœur avaient-ils été plus forts que l’amour ?

Aujourd’hui, j’ai vingt-neuf ans et je vis seule dans un petit studio à Montreuil. Je travaille comme éducatrice spécialisée auprès d’enfants placés par l’Aide Sociale à l’Enfance. Chaque jour, je croise des gamins cabossés par la vie, comme moi autrefois. Je tente de leur offrir ce qu’on ne m’a jamais donné : une écoute, un regard bienveillant, un peu d’espoir.

Mais parfois, la nuit, quand tout est calme et que les souvenirs remontent comme des bulles noires à la surface, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir été trahi par sa propre mère ? Est-ce que l’amour maternel est un mythe pour certains d’entre nous ? Ou bien suis-je condamnée à vivre éternellement dans l’ombre de cette phrase : « Prends-la, je m’en fiche. Mais donne-moi l’argent » ?

Et vous… Pensez-vous qu’on puisse pardonner l’impardonnable ? Peut-on aimer sans avoir jamais été aimé soi-même ?