« Prends-la, je m’en fiche. Mais donne-moi l’argent » – Comment ma mère m’a vendue à mon père

« Prends-la, je m’en fiche. Mais donne-moi l’argent. »

Ces mots résonnent encore dans ma tête, comme un écho glacial qui ne me quitte jamais. J’avais neuf ans ce soir-là, assise sur le canapé élimé du salon, les jambes repliées sous moi, serrant mon vieux doudou contre ma poitrine. Ma mère, Sylvie, se tenait debout face à mon père, Laurent, les bras croisés, le visage fermé. Je ne comprenais pas tout, mais je savais que quelque chose d’irréversible était en train de se jouer.

— Tu veux vraiment qu’elle reste avec toi ? Eh bien, prends-la ! Mais tu me files ce que tu me dois, sinon tu la récupères pas !

Mon père a soupiré, fatigué, les yeux cernés par des nuits sans sommeil. Il a sorti une enveloppe de sa veste et l’a posée sur la table basse. Ma mère l’a saisie sans un regard pour moi. Elle a vérifié le contenu, puis a attrapé son sac à main et s’est dirigée vers la porte.

— Maman ?

Elle ne s’est pas retournée. J’ai entendu la porte claquer. Le silence qui a suivi était plus lourd que n’importe quel cri.

Je suis restée là, figée, incapable de pleurer. Mon père s’est approché de moi, maladroitement. Il a posé sa main sur mon épaule.

— Ça va aller, Camille… On va s’en sortir tous les deux.

Mais rien n’allait. Je n’étais pas un cadeau qu’on échange à Noël. J’étais leur fille. Et pourtant, ce soir-là, j’ai compris que j’étais devenue une marchandise.

Les jours suivants ont été flous. Mon père essayait de faire bonne figure : il m’emmenait au parc de la mairie de Vitry-sur-Seine, m’achetait des pains au chocolat à la boulangerie du coin. Mais il ne savait pas comment parler à une petite fille brisée. Moi non plus, je ne savais pas comment lui parler. On vivait côte à côte, deux étrangers réunis par la trahison d’une femme qui aurait dû m’aimer plus que tout.

À l’école primaire Jean-Jaurès, j’étais la fille « dont la mère est partie ». Les autres enfants chuchotaient dans la cour de récréation. Je faisais semblant de ne pas entendre. Mais chaque fois qu’une maîtresse parlait de la fête des mères ou demandait qui viendrait chercher les enfants à la sortie, mon cœur se serrait.

Un jour, en CM2, lors d’un atelier d’écriture, Madame Lefèvre nous a demandé d’écrire une lettre à notre maman. J’ai fixé ma feuille blanche pendant de longues minutes. Finalement, j’ai écrit : « Pourquoi ? »

À la maison, mon père travaillait tard pour payer le loyer et les factures. Il rentrait épuisé, parfois irritable. Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine, il a explosé :

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi tout ça ?

J’ai baissé les yeux. Je voulais lui dire que moi non plus je n’avais rien choisi. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Les années ont passé. L’adolescence a été un champ de mines : disputes avec mon père, crises de colère incontrôlables, fugues dans les rues grises de la banlieue. J’ai commencé à traîner avec des copains plus âgés, à sécher les cours du lycée Romain Rolland. Je cherchais désespérément un endroit où je pourrais exister sans être « celle qu’on a vendue ».

Un soir, après une énième dispute avec mon père qui venait de découvrir une mauvaise note en maths, j’ai claqué la porte et couru jusqu’au pont sur la Seine. Le vent était glacial. J’ai regardé l’eau noire en bas et j’ai pensé : « Est-ce que quelqu’un remarquerait si je disparaissais ? »

Mais une voix intérieure m’a retenue. Peut-être celle d’une petite fille qui voulait encore croire qu’elle méritait d’être aimée.

À dix-huit ans, j’ai quitté la maison pour m’installer dans un studio minuscule à Ivry-sur-Seine. J’ai enchaîné les petits boulots : serveuse dans un café près de la place Voltaire, caissière au Franprix du quartier. J’essayais de me construire une vie à moi, loin des souvenirs douloureux.

Un jour d’automne, alors que je rangeais des rayons au supermarché, j’ai vu ma mère entrer. Elle avait vieilli ; ses cheveux étaient plus courts, son visage marqué par le temps et peut-être par les regrets. Elle m’a reconnue tout de suite.

— Camille…

Je suis restée figée devant elle, incapable de bouger ou de parler.

— Je… Je voulais te voir… savoir comment tu allais.

J’ai senti la colère monter en moi comme une vague brûlante.

— Tu veux savoir comment je vais ? Après tout ce temps ? Après ce que tu as fait ?

Elle a baissé les yeux.

— Je sais que j’ai fait une erreur… J’étais perdue… J’avais besoin d’argent…

— Tu avais besoin d’argent plus que tu avais besoin de moi ?

Elle n’a rien répondu. Les clients passaient autour de nous sans prêter attention à notre drame silencieux.

— Tu sais ce que ça fait d’être vendue par sa propre mère ? Tu sais ce que ça fait de se demander chaque jour si on mérite d’être aimée ?

Elle a pleuré en silence. Mais ses larmes ne pouvaient rien réparer.

Je suis partie sans me retourner.

Aujourd’hui, j’ai vingt-huit ans. Je vis toujours en région parisienne et je travaille comme éducatrice spécialisée auprès d’enfants placés en foyer. Parfois, quand je regarde ces gamins blessés par la vie, je revois la petite fille que j’étais : assise sur ce canapé usé, attendant qu’on vienne la chercher.

Je me demande souvent : est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir été trahie par ceux qui auraient dû nous protéger ? Est-ce que l’amour peut renaître là où il n’y avait que le vide et le silence ?

Et vous… Pensez-vous qu’on puisse pardonner l’impardonnable ?