Pourquoi tu n’as jamais d’argent pour moi ?
« Pourquoi tu n’as jamais d’argent pour moi ? »
La voix d’Hugo résonne encore dans la cuisine, tranchante, insolente. Il a seize ans, les bras croisés, le regard dur. Je serre la poignée de la casserole brûlante, tentant de maîtriser la colère qui monte en moi. Les pâtes bouillent, la radio grésille un vieux tube de Francis Cabrel, mais tout ce que j’entends, c’est cette question qui me transperce.
« Tu crois que c’est facile, Hugo ? » Ma voix tremble. « Tu crois que l’argent pousse sur les arbres ? »
Il hausse les épaules, détourne les yeux. « Tous les autres ont des baskets neuves, des téléphones… Moi j’ai rien. »
Je voudrais lui hurler que je fais de mon mieux. Que je me lève à cinq heures chaque matin pour nettoyer des bureaux avant d’enchaîner à la caisse du supermarché. Que son père, Laurent, a disparu depuis des années, laissant derrière lui des dettes et un silence assourdissant. Mais je ravale mes mots. Je ne veux pas qu’il voie ma faiblesse.
Le dîner se passe dans un silence glacial. Ma fille, Camille, huit ans, joue avec ses coquillettes sans oser lever les yeux. Je sens la tension dans chaque geste, chaque respiration. Après le repas, Hugo claque la porte de sa chambre. Je reste seule dans la cuisine, les mains tremblantes.
Je repense à ma propre mère, Monique, qui me répétait sans cesse : « On ne fait pas d’enfants pour soi. » Elle n’a jamais compris pourquoi j’ai voulu garder Hugo si jeune, pourquoi j’ai refusé de retourner vivre chez elle après le départ de Laurent. Elle m’appelle parfois pour me rappeler que j’ai choisi cette vie. Mais ce soir, j’aurais aimé qu’elle soit là, juste pour me dire que ça va aller.
Le lendemain matin, Hugo descend sans un mot. Il attrape son sac et file au lycée. Je le regarde partir par la fenêtre, son blouson trop court sur les manches. J’ai honte de ne pas pouvoir lui offrir mieux.
Au travail, je croise Sandrine à la pause café. Elle me parle de son fils qui veut partir en séjour linguistique à Londres. Je souris poliment mais je sens la jalousie me ronger. Pourquoi certains parents semblent-ils tout réussir ? Pourquoi moi, je n’arrive même pas à payer une sortie scolaire ?
Le soir venu, Hugo rentre plus tard que d’habitude. Il sent l’alcool à plein nez. Je le fixe, incrédule.
« Tu te fiches de moi ? »
Il me regarde avec défiance : « T’as qu’à t’occuper de tes affaires ! »
Je le gifle. Le geste me surprend autant que lui. Il recule, les yeux pleins de larmes.
« Tu crois que c’est facile d’être ton fils ? » crie-t-il avant de s’enfermer dans sa chambre.
Je m’effondre sur le canapé. Les souvenirs affluent : les nuits blanches à compter les centimes, les anniversaires sans cadeaux, les promesses non tenues. Ai-je échoué comme mère ?
Le lendemain, je trouve une lettre sur la table de la cuisine :
« Maman,
Je sais que tu fais ce que tu peux mais j’en ai marre d’être le pauvre du lycée. J’ai besoin d’air. Je vais chez Maxime quelques jours.
Hugo »
Mon cœur se serre. Je compose son numéro mais il ne répond pas. Je passe la journée à errer dans l’appartement vide avec Camille qui me demande sans cesse où est son frère.
Le soir venu, je décide d’aller voir Maxime et sa mère, Valérie. Elle m’ouvre la porte avec un sourire gêné.
« Hugo est là-haut… Il a besoin de parler », murmure-t-elle.
Je monte l’escalier en tremblant. Dans la chambre encombrée de posters et de baskets dernier cri, Hugo est assis sur le lit.
« Tu veux qu’on parle ? »
Il hoche la tête sans me regarder.
« Je suis désolée pour hier », dis-je en m’asseyant près de lui.
Il soupire : « J’en ai marre d’être différent… Les autres se moquent de moi parce que j’ai pas les mêmes fringues… J’ai honte de rentrer avec toi au supermarché… »
Ses mots me poignardent mais je comprends sa douleur. Moi aussi j’ai eu honte autrefois de ma mère caissière.
« Je sais que c’est dur… Mais tu sais ce qui compte vraiment ? Ce n’est pas ce que tu portes ou ce que tu possèdes… C’est qui tu es », dis-je en retenant mes larmes.
Il me regarde enfin : « Et si ça ne suffit pas ? »
Je prends sa main : « Alors on sera deux à se battre pour que ça suffise. »
Nous restons là un moment, silencieux mais plus proches qu’avant.
Quelques semaines plus tard, Hugo trouve un petit boulot chez le boulanger du quartier. Il rentre fier avec ses premiers euros gagnés par lui-même. Il comprend enfin ce que signifie l’effort.
Mais parfois, le doute revient me hanter : ai-je fait assez ? Aurais-je dû accepter l’aide de ma mère ? Aurais-je dû sacrifier mes principes pour offrir plus à mes enfants ?
Et vous… Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour vos enfants ? Peut-on vraiment leur apprendre la valeur des choses quand on n’a rien à leur offrir ?