Pourquoi personne ne m’a appelée ? – Le cri silencieux d’une belle-mère oubliée
— Tu viens, maman ?
La voix de ma fille, Camille, résonne dans le couloir, mais je sais déjà qu’elle ne parle pas à moi. Elle s’adresse à sa propre fille, Lucie, qui traîne devant la télévision. Moi, je suis assise dans la cuisine, les mains tremblantes autour d’une tasse de café froid. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai soixante-cinq ans. J’ai préparé un festin : poulet fermier rôti, gratin dauphinois, tarte aux pommes avec des fruits du jardin. J’ai dressé la table sous le vieux tilleul, là où, autrefois, les rires de mes enfants résonnaient jusqu’au crépuscule.
Mais ce matin, le silence est lourd. Personne n’a répondu à mes messages. J’ai envoyé des invitations à chacun : mon fils Pierre et sa femme Sophie, ma fille Camille et son mari Laurent, même mon petit-fils Hugo qui vit à Bordeaux. J’ai tout fait pour qu’ils viennent. J’ai même acheté du vin de Bourgogne, celui que Pierre aime tant.
Midi approche. Je regarde l’horloge : 12h15. Toujours rien. Je me lève, j’ouvre la porte pour écouter le bruit de la route. Pas de voiture. Juste le chant des oiseaux et le vent dans les arbres. Je retourne dans la cuisine, le cœur serré.
— Peut-être qu’ils ont eu un empêchement…
Je me parle à moi-même, comme pour conjurer la solitude. Mais au fond de moi, je sens une angoisse sourde monter. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Est-ce que je suis devenue cette vieille femme dont on se détourne ?
Le téléphone vibre soudain sur la table. Un message de Sophie : « Désolée Françoise, on ne pourra pas venir aujourd’hui. Pierre a beaucoup de travail et les enfants sont fatigués. On t’embrasse fort ! »
Je relis le message plusieurs fois. Pas d’appel, juste quelques mots froids sur un écran lumineux. Je sens les larmes monter mais je me retiens. Je ne veux pas pleurer pour si peu.
Je décide d’appeler Camille.
— Allô maman ?
Sa voix est pressée, presque gênée.
— Camille… tu ne viens pas ?
— Oh maman, je suis désolée… Lucie a une compétition de danse cet après-midi et Laurent a une réunion importante… On pensait passer dimanche prochain si tu veux ?
Je hoche la tête en silence, même si elle ne peut pas me voir.
— Oui… bien sûr… dimanche prochain…
Je raccroche et je reste là, figée devant la fenêtre. Le soleil éclaire la nappe blanche que j’ai repassée hier soir. Les assiettes sont alignées, les verres brillent. Tout est prêt pour une fête qui n’aura pas lieu.
Je m’assieds dehors, sous le tilleul. Je ferme les yeux et je me souviens des années passées : les anniversaires où la maison débordait de vie, où Pierre courait après Camille dans le jardin, où mon mari Jean me prenait la main en riant. Jean est parti il y a trois ans. Depuis, la maison est trop grande pour moi seule.
Le temps passe lentement. Je regarde les plats refroidir sur la table. Je pense à toutes ces heures passées à cuisiner, à espérer… Pour qui ? Pour quoi ?
Vers 16h, je reçois un appel inattendu. C’est Hugo.
— Bonne fête mamie !
Sa voix est joyeuse et sincère.
— Merci mon chéri… Tu vas bien ?
— Oui ! Je suis désolé de ne pas être là… Mais j’ai pensé à toi toute la journée !
Je souris malgré moi.
— Tu sais Hugo… parfois j’ai l’impression que tout le monde m’oublie…
Il se tait un instant.
— Mais non mamie… C’est juste que tout le monde court partout… Tu sais comment c’est…
Oui, je sais comment c’est. Mais est-ce une raison pour oublier ceux qui vous ont tout donné ?
Le soir tombe sur la campagne. Je range les plats sans y toucher. Je laisse la tarte sur la table, au cas où quelqu’un passerait par hasard.
Dans la nuit silencieuse, je me demande : ai-je trop attendu de mes enfants ? Ai-je été trop présente ? Trop exigeante ? Ou bien est-ce simplement la vie moderne qui nous éloigne les uns des autres ?
Je repense à Sophie qui m’évite depuis des mois, à Pierre qui ne me parle plus que pour des questions pratiques, à Camille qui ne trouve jamais le temps… Où avons-nous perdu ce lien qui faisait de nous une famille ?
Je m’endors en pensant à Jean. Lui aurait su quoi dire pour apaiser ma peine.
Le lendemain matin, je trouve un bouquet de fleurs devant ma porte avec une carte : « Joyeux anniversaire maman – On t’aime ». Pas de signature. Je souris tristement.
Est-ce cela vieillir aujourd’hui en France ? Être entourée d’amour virtuel mais privée de chaleur humaine ?
Dites-moi… Est-ce moi qui ai changé ou bien est-ce le monde autour de moi ?