Pourquoi ne suis-je jamais assez bien pour ta mère ?

« Tu pourrais au moins essayer de faire un effort, Claire ! »

La voix de Julien résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite rue à Nantes. Je me retiens de répondre trop vite, de peur que ma colère ne déborde.

« Un effort ? Tu veux dire comme Sophie ? »

Il détourne les yeux, gêné. Je le vois, ce malaise qui s’installe chaque fois que le nom de son ex-femme est prononcé. Mais c’est lui qui a commencé, pas moi. Depuis deux ans que nous sommes mariés, je vis avec ce fantôme dans notre maison. Sophie par-ci, Sophie par-là. Et surtout : « Sophie s’entendait très bien avec maman. »

Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. « Je ne suis pas Sophie ! »

Julien soupire, passe une main dans ses cheveux bruns. « Je sais… Mais tu pourrais au moins essayer de t’entendre avec elle. »

Je ris jaune. S’entendre avec sa mère ? Cette femme qui me regarde toujours comme si j’étais une erreur de parcours ? Qui me fait sentir que je ne serai jamais assez bien pour son fils ?

Le week-end dernier encore, chez elle à Saint-Herblain, elle a critiqué ma façon de cuisiner le gratin dauphinois. « Sophie mettait toujours un peu de muscade, c’est meilleur comme ça », avait-elle lancé devant tout le monde. J’avais serré les dents, avalé ma fierté avec la bouchée trop salée.

Mais aujourd’hui, je n’en peux plus. Je refuse d’être une serpillière, une femme qui s’efface pour plaire à tout le monde. J’ai vu ce que ça a fait à ma propre mère : des années à se taire devant une belle-famille qui la méprisait. Je me suis promis que jamais je ne vivrais ça.

Julien s’approche, tente de poser une main sur mon épaule. Je recule. « Tu ne comprends pas… Tu ne veux pas comprendre. »

Il hausse le ton : « Ce n’est pas compliqué pourtant ! Il suffit d’être gentille avec elle ! »

Je sens les larmes monter, mais je refuse de pleurer devant lui. « Être gentille ? Ou me laisser marcher dessus ? »

Il se tait. Silence pesant. Je sais qu’il pense à Sophie, à cette femme parfaite aux yeux de sa mère. Mais il oublie qu’elle est partie justement parce qu’elle n’en pouvait plus d’être parfaite.

Je repense à la première fois où j’ai rencontré sa mère, Monique. Elle m’avait accueillie avec un sourire crispé et un regard qui disait tout : « Encore une qui ne tiendra pas longtemps ». Dès le début, elle m’a testée : remarques sur ma tenue (« Tu n’as pas froid habillée comme ça ? »), sur mon métier (« Professeur des écoles ? C’est bien… mais tu ne veux pas passer le concours pour être directrice ? »), sur ma façon d’éduquer mes enfants (« À ton âge, Sophie avait déjà deux enfants et une maison impeccable… »).

Un soir, après un dîner particulièrement tendu, j’ai craqué devant Julien :

— Pourquoi tu ne dis jamais rien quand elle me rabaisse ?
— Ce n’est pas méchant, c’est sa façon d’être…
— Mais moi, ça me blesse !
— Sophie ne se plaignait jamais.

Toujours cette comparaison insupportable.

Je me suis alors demandé si c’était moi le problème. J’ai essayé d’être plus douce, plus conciliante. J’ai proposé à Monique de l’aider en cuisine, j’ai accepté ses conseils non sollicités sur la lessive ou l’éducation des enfants. Mais rien n’y faisait : elle trouvait toujours à redire.

Un jour, j’ai surpris une conversation entre elle et sa voisine :

— Elle n’a pas la classe de Sophie… Et puis elle est trop indépendante.
— Tu crois que ça va durer ?
— Avec mon fils ? Il a besoin d’une femme qui le rassure.

J’ai eu envie de hurler.

Depuis ce jour-là, j’ai arrêté de faire semblant. J’ai décidé d’être moi-même, quitte à déplaire.

Mais Julien ne comprend pas. Il dit qu’il veut la paix dans la famille. Moi aussi je veux la paix… mais pas au prix de mon identité.

Hier soir encore, il est rentré du travail et m’a trouvée en train de corriger des copies dans le salon.

— Maman a appelé. Elle voudrait qu’on vienne dimanche.
— Je ne peux pas, j’ai du travail.
— Tu pourrais faire un effort…
— Non.

Il m’a regardée comme si je venais de commettre un crime.

— Tu deviens égoïste, Claire.
— Non, Julien. Je deviens juste moi-même.

Il a claqué la porte du salon et je suis restée seule avec mes pensées.

Ce matin encore, il m’a lancé cette phrase assassine : « Sophie s’entendait très bien avec maman… »

Je me demande si aimer quelqu’un signifie forcément s’effacer devant sa famille. Est-ce que je dois renoncer à qui je suis pour plaire à une belle-mère qui ne m’aimera jamais ? Ou est-ce à Julien de comprendre que je mérite d’être respectée telle que je suis ?

Et vous, jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour être acceptés par votre belle-famille ? Faut-il vraiment se sacrifier pour l’amour ?