Pourquoi ma fille refuse-t-elle de me présenter son petit ami ?
« Camille, tu rentres à quelle heure ce soir ? » Ma voix tremble un peu, mais je fais semblant de ne rien laisser paraître. Ma fille, dix-sept ans, soupire en enfilant sa veste. « Je ne sais pas, Maman. Je t’enverrai un message. »
Je la regarde s’éloigner dans le couloir de notre appartement à Lyon, ses cheveux bruns attachés à la va-vite, son sac à dos trop lourd pour ses épaules fines. Depuis quelques mois, elle est différente. Plus secrète, plus distante. Et surtout, elle refuse catégoriquement de me parler de son petit ami. Je n’ai même pas droit à son prénom.
Je me souviens encore du jour où elle m’a annoncé qu’elle avait quelqu’un. C’était un dimanche matin, autour d’un café et de croissants. J’avais cru que nous allions partager ce moment comme deux amies. Mais dès que j’ai posé une question, elle s’est refermée comme une huître.
« Tu ne comprends pas, Maman. Ce n’est pas le moment. »
Depuis, chaque tentative de discussion se termine en dispute ou en silence glacial. Pourtant, Camille n’a jamais eu de secrets pour moi. Petite, elle me racontait tout : la maîtresse qui criait trop fort, les copines qui se moquaient d’elle parce qu’elle n’avait pas de père à la maison. J’ai élevé Camille seule depuis que son père, François, nous a quittées pour refaire sa vie à Bordeaux. Elle s’en souvient encore, parfois avec tendresse, parfois avec colère.
Je repense à ce vieux nounours que François lui avait offert pour ses cinq ans. Camille l’a gardé toutes ces années, caché sous son oreiller. Parfois, je la surprends à le serrer contre elle quand elle croit que je ne regarde pas.
Mais aujourd’hui, c’est différent. Elle grandit, elle s’éloigne. Et ce garçon dont elle ne veut rien me dire… Je sens qu’il y a quelque chose qui cloche.
Un soir, alors qu’elle rentre plus tard que d’habitude, je l’attends dans le salon. Elle entre sur la pointe des pieds.
« Camille ! On peut parler ? »
Elle s’arrête net, les yeux brillants d’agacement.
« Encore ? Tu vas recommencer avec tes questions ? »
Je prends une grande inspiration.
« Je m’inquiète pour toi. Tu ne me parles plus… Tu refuses de me présenter ton copain… Tu sais que tu peux tout me dire, non ? »
Elle détourne le regard.
« Ce n’est pas si simple… »
Je sens une boule se former dans ma gorge. Pourquoi ce secret ? Est-ce moi qui ai raté quelque chose ?
Le lendemain matin, je décide d’en parler à ma sœur, Sophie. Elle a toujours été plus détendue avec ses enfants.
« Hélène, laisse-la respirer un peu… Les ados ont besoin de leur jardin secret ! »
Mais je n’arrive pas à m’y résoudre. J’ai peur qu’elle souffre ou qu’on lui fasse du mal sans que je puisse la protéger.
Alors je commence à observer Camille discrètement. Je fouille dans ses affaires – je sais que ce n’est pas bien – mais je ne trouve rien d’inquiétant. Juste des carnets remplis de dessins et quelques lettres pliées soigneusement.
Un samedi après-midi, alors qu’elle dit aller réviser chez une amie, je décide de la suivre discrètement dans les rues du Vieux Lyon. Mon cœur bat la chamade : et si elle me voyait ? Je la vois rejoindre un garçon devant une petite librairie. Il a l’air doux, un peu timide. Ils s’embrassent furtivement avant de disparaître dans une ruelle.
Je rentre chez moi bouleversée. Pourquoi refuse-t-elle de me le présenter alors qu’il n’a rien d’inquiétant ?
Le soir venu, je tente une nouvelle approche.
« Camille… Je t’ai vue aujourd’hui avec ton copain. »
Elle blêmit.
« Tu m’as suivie ?! »
Sa voix tremble entre colère et tristesse.
« Je suis désolée… Mais pourquoi tu refuses de me le présenter ? »
Elle hésite longtemps avant de répondre.
« Parce que tu ne comprendrais pas… Il s’appelle Julien. Sa famille est très différente de la nôtre. Ils sont très croyants… Sa mère ne veut pas qu’il sorte avec une fille élevée par une mère célibataire… »
Je reste sans voix. Voilà donc la raison de tous ces secrets.
Camille continue : « Je voulais te protéger… Je sais que tu as déjà souffert à cause du regard des autres… »
Je sens les larmes monter. Toute ma vie, j’ai voulu protéger Camille du jugement des autres. Et voilà qu’elle essaie de me protéger à son tour.
Nous restons longtemps silencieuses, main dans la main sur le canapé.
Quelques jours plus tard, Camille m’annonce qu’elle veut affronter la mère de Julien avec moi.
Le rendez-vous est fixé un dimanche après-midi dans un salon de thé du centre-ville. L’ambiance est tendue dès notre arrivée. La mère de Julien nous observe froidement.
« Vous comprenez bien que nous avons des valeurs… » commence-t-elle d’une voix sèche.
Je serre la main de Camille sous la table.
« Madame, j’ai élevé ma fille seule parce que la vie en a décidé ainsi. Mais je lui ai appris le respect et l’amour des autres… »
La discussion est longue et difficile. Mais au fil des mots, quelque chose se fissure dans le regard de cette femme. Peut-être voit-elle enfin au-delà des préjugés ?
En sortant du salon de thé, Camille me serre fort contre elle.
« Merci Maman… »
Ce soir-là, allongée dans mon lit, je repense à tout ce chemin parcouru avec ma fille. Ai-je vraiment su la protéger ? Ou ai-je trop voulu contrôler sa vie par peur de la perdre ?
Et vous… Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour comprendre vos enfants ?