Pourquoi il n’y a plus de choucroute, maman ?

« Pourquoi il n’y a pas de choucroute, maman ? »

La voix de Philippe a claqué dans la cuisine comme une gifle. Il venait d’arriver pour dîner, jetant son sac sur la chaise, l’air fatigué et nerveux. J’ai senti mes mains trembler alors que je posais la casserole sur la table. Damien, mon mari, a levé les yeux de son journal, prêt à intervenir mais trop las pour vraiment s’impliquer.

« Parce que… parce que je n’en ai pas fait, Philippe. »

Il a soupiré bruyamment, comme si cette absence était une trahison. « Avant, il y en avait toujours. »

Avant. Ce mot résonne dans ma tête depuis des mois. Avant, quand la maison était pleine de rires, de disputes, de chaussures éparpillées dans l’entrée. Avant que Claire parte à Lyon pour ses études et que Philippe ne s’installe avec sa copine à Montreuil. Avant que Damien et moi ne nous retrouvions seuls dans cet appartement trop grand, trop silencieux.

Je me suis assise en face de Philippe, cherchant ses yeux. Il fixait son téléphone, déjà ailleurs. Damien a tenté un sourire maladroit : « Tu veux qu’on commande une pizza ? »

Philippe a haussé les épaules. « Faites comme vous voulez. »

Le dîner s’est déroulé dans un silence pesant, seulement troublé par le bruit des couverts et les notifications du portable de Philippe. J’avais envie de lui crier que je faisais de mon mieux, que la choucroute n’était qu’un symbole parmi tant d’autres de tout ce qui avait changé.

Après son départ précipité — un baiser froid sur ma joue — j’ai éclaté en sanglots dans la cuisine. Damien est venu poser une main hésitante sur mon épaule.

« Il ne comprend pas… » ai-je murmuré.

« Nous non plus, on ne comprend plus grand-chose », a-t-il répondu doucement.

Depuis le départ des enfants, notre vie s’est rétrécie. Les journées s’étirent entre le marché du samedi matin, les mots croisés de Damien et mes promenades solitaires au parc Montsouris. Parfois, nous nous croisons dans le couloir comme deux étrangers qui partagent un secret gênant : celui d’avoir perdu leur raison d’être.

Un soir, alors que je rangeais les albums photos, Damien est entré dans le salon. Il s’est assis à côté de moi sans un mot. Sur la photo de classe de Claire en CE2, je me suis surprise à sourire.

« Tu te souviens quand elle voulait devenir vétérinaire ? »

Damien a hoché la tête. « Et Philippe qui voulait être pompier… »

Nous avons ri doucement, puis le silence est revenu. J’ai senti une colère sourde monter en moi.

« Pourquoi tu ne parles jamais de ce que tu ressens ? »

Il a eu un geste d’impuissance. « Je ne sais pas quoi dire. Je me sens inutile. »

Je me suis levée brusquement. « Moi aussi ! Mais on pourrait essayer… essayer de faire quelque chose ensemble ! »

Il m’a regardée comme si je venais de lui proposer une folie.

Le lendemain matin, j’ai décidé d’agir. J’ai inscrit Damien et moi à un atelier de cuisine au centre culturel du quartier. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il a protesté : « Mais pourquoi faire ? On n’a jamais eu besoin de ça avant ! »

Justement. Avant n’existe plus.

Le premier cours a été un désastre : Damien a renversé la farine partout et j’ai oublié le sel dans la pâte à tarte. Mais en rentrant à la maison, nous avons ri comme deux adolescents complices d’une bêtise.

Petit à petit, nous avons retrouvé des gestes oubliés : préparer un repas ensemble, sortir au cinéma du coin, inviter nos voisins pour un apéritif improvisé. Mais chaque dimanche soir restait difficile — ce moment où je dressais la table pour deux au lieu de quatre.

Un dimanche pluvieux, Philippe est passé à l’improviste. Il avait l’air soucieux.

« Ça va pas avec Camille… On se dispute tout le temps. »

Je l’ai écouté sans juger, retenant mes conseils maternels qui me brûlaient les lèvres.

« Tu sais… » ai-je fini par dire doucement, « parfois on croit que tout va rester comme avant. Mais il faut apprendre à vivre autrement. »

Il m’a regardée longuement avant d’esquisser un sourire triste.

Quand il est parti, j’ai retrouvé Damien dans la cuisine.

« Tu crois qu’on va y arriver ? À être heureux autrement ? »

Il m’a serrée contre lui.

Ce soir-là, j’ai préparé une choucroute — pas celle d’avant, mais une nouvelle recette trouvée lors de notre atelier. Nous avons mangé en silence mais avec le cœur un peu plus léger.

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment réinventer sa vie quand tout semble perdu ? Et vous, comment avez-vous surmonté ce vide quand vos enfants sont partis ?