Pourquoi faut-il parfois s’éloigner de sa propre famille ? Histoire d’un appartement, d’un couple et de fierté
— Tu ne comprends pas, Marc ! Ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est une question de respect !
Ma voix tremblait dans la petite cuisine de notre deux-pièces à Montreuil. Je venais de raccrocher avec Gisèle, la mère de Marc. Encore une fois, elle avait trouvé mille excuses pour ne pas nous aider à constituer l’apport pour l’appartement que nous convoitions. Marc, assis en face de moi, triturait nerveusement la cuillère dans son café.
— Marie, tu sais bien comment sont mes parents… Ils pensent qu’on doit se débrouiller seuls, que c’est formateur…
Je me suis levée brusquement, repoussant ma chaise contre le carrelage froid.
— Formateur ? Tu trouves ça formateur de voir leur fils galérer alors qu’ils ont trois appartements vides à Paris ?
Marc a baissé les yeux. Le silence s’est installé, lourd, pesant. Je sentais la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. Depuis des mois, nous économisions chaque centime, renonçant aux vacances, aux sorties, aux petits plaisirs. Tout ça pour entendre encore et encore : « Ce n’est pas le moment », « Vous devez apprendre la valeur des choses », « Nous avons travaillé dur pour ce que nous avons ».
Je n’en pouvais plus de ces phrases toutes faites. Je voyais bien que Marc souffrait aussi, mais il n’osait jamais s’opposer à ses parents. Il avait grandi dans cette famille bourgeoise du 16e arrondissement, où l’on ne parle pas d’argent mais où tout tourne autour de lui. Moi, j’étais fille d’infirmière et de prof de maths à Créteil. Chez nous, on se serrait les coudes. On partageait tout, même le peu qu’on avait.
Un soir, alors que nous rentrions d’une visite d’appartement à Vincennes — trop cher, trop petit, trop sombre — Marc a reçu un message de son père : « N’oublie pas que l’indépendance se mérite. » J’ai vu ses mains trembler légèrement en lisant ces mots.
— Tu veux vraiment qu’on continue comme ça ? ai-je demandé doucement.
Il a haussé les épaules.
— Je ne sais plus… J’ai l’impression d’être un mauvais fils si je leur en veux.
J’ai éclaté en sanglots. Ce n’était pas juste. Pourquoi fallait-il toujours prouver quelque chose à ces gens qui ne voyaient rien ? Pourquoi leur fierté passait-elle avant notre bonheur ?
Quelques jours plus tard, Gisèle nous a invités à dîner dans leur grand appartement du boulevard Flandrin. La table était dressée avec une nappe blanche impeccable, l’argenterie brillait sous la lumière des lustres. J’avais mis ma plus belle robe mais je me sentais invisible.
— Alors, vous avez trouvé quelque chose ? a demandé Didier en servant le vin.
Marc a répondu d’une voix hésitante :
— On a repéré un appartement à Saint-Mandé… Mais il nous manque encore un peu pour l’apport.
Gisèle a souri poliment.
— Vous savez, Marc, ton père et moi avons commencé avec rien. On s’est débrouillés. C’est comme ça qu’on apprend la vraie vie.
J’ai senti mes joues brûler. J’ai voulu répondre mais Marc m’a lancé un regard suppliant. Je me suis tue. Toute la soirée, j’ai eu l’impression d’étouffer sous le poids de leur indifférence déguisée en sagesse.
Sur le chemin du retour, j’ai explosé :
— Tu ne vois pas qu’ils se moquent de nous ? Qu’ils préfèrent garder leurs appartements vides plutôt que d’aider leur propre fils ?
Marc n’a rien dit. Il regardait droit devant lui, les poings serrés dans ses poches.
Les semaines ont passé. Nous avons fini par trouver un petit deux-pièces à Bagnolet. Pas très lumineux mais abordable. Mes parents nous ont prêté ce qu’ils pouvaient — pas grand-chose mais assez pour compléter notre apport. Le jour de la signature chez le notaire, j’ai vu dans les yeux de Marc un mélange de soulagement et de tristesse.
Le soir même, Gisèle a appelé.
— Félicitations… Tu vois que vous avez réussi sans notre aide !
J’ai eu envie de hurler. Ce n’était pas une victoire. C’était une blessure qui ne cicatriserait jamais vraiment.
Dans notre nouvel appartement, assis sur des cartons encore fermés, Marc m’a pris la main.
— Tu crois qu’on aurait dû insister ?
J’ai secoué la tête.
— Non. On a fait ce qu’on pouvait avec ce qu’on avait… Mais je ne comprends toujours pas comment on peut refuser d’aider ses enfants quand on en a les moyens.
Parfois je me demande : est-ce que la fierté vaut plus que l’amour ? Est-ce que le vrai soutien familial existe encore dans notre société ? Qu’en pensez-vous ?