Pourquoi devrais-je m’en soucier maintenant ? L’histoire de Claire et de son frère préféré, Julien
« Tu n’as jamais été comme Julien, Claire. Lui, au moins, il a toujours su me rendre fière. »
Les mots de ma mère résonnent encore dans ma tête, tranchants comme des lames. Je suis assise au bord de son lit d’hôpital, la lumière blafarde accentuant les rides sur son visage fatigué. Elle dort, ou fait semblant de dormir, pour éviter mon regard. Je serre les poings sur mes genoux, tentant de contenir la colère qui monte en moi.
Julien n’est pas là. Il ne vient jamais. Trop occupé par sa carrière d’avocat à Paris, trop brillant pour se salir les mains avec les problèmes familiaux. Pourtant, c’est toujours lui qu’on attend, lui qu’on félicite, lui qu’on aime. Moi, je suis restée à Lyon, j’ai repris la librairie de papa après sa mort, j’ai tout sacrifié pour cette famille qui ne m’a jamais vue.
« Claire, tu pourrais rester un peu plus longtemps ce soir ? » La voix faible de ma mère me tire de mes pensées. Je me force à sourire.
— Je dois fermer la librairie, maman. Tu sais bien que je ne peux pas tout laisser tomber.
Elle soupire, agacée. « Julien aurait trouvé une solution. »
Je me lève brusquement. « Julien n’est pas là ! »
Un silence lourd s’installe. Elle détourne les yeux vers la fenêtre. Je sens les larmes me monter aux yeux, mais je refuse de pleurer devant elle. Pas encore.
En sortant de la chambre, je croise mon oncle Gérard dans le couloir. Il me prend dans ses bras.
— Tu sais, ta mère ne se rend pas compte de ce qu’elle te demande…
Je hoche la tête sans répondre. Toute ma vie, on m’a demandé d’être compréhensive, patiente, forte. Mais qui a jamais pris soin de moi ?
Le lendemain matin, la sonnette de la librairie retentit alors que je classe des livres d’occasion. C’est Julie, ma cousine.
— Claire, tu vas bien ?
Je hausse les épaules.
— Maman va mal… Je sais que c’est dur pour toi.
Je la regarde droit dans les yeux.
— Tu sais ce qui est dur ? C’est d’avoir l’impression d’être invisible depuis trente ans. D’entendre chaque jour que je ne serai jamais Julien.
Julie baisse la tête. « Tu devrais lui parler… avant qu’il ne soit trop tard. »
Mais parler de quoi ? De toutes ces années où j’ai encaissé sans rien dire ? De ce Noël où Julien a eu le vélo dont je rêvais et où j’ai eu un pull trop grand ? De ce jour où j’ai eu mon bac avec mention et où maman n’a même pas pris une photo parce que Julien passait le concours d’entrée à Sciences Po ?
Le soir même, je retourne à l’hôpital. Ma mère est éveillée cette fois-ci. Elle me regarde longuement.
— Tu m’en veux ?
Je reste debout au pied du lit.
— Je ne sais pas… Peut-être. J’aurais aimé que tu me voies, moi aussi.
Elle ferme les yeux, lasse.
— J’ai fait ce que j’ai pu…
Je ris jaune.
— Non, maman. Tu as fait ce que tu voulais. Tu as choisi Julien.
Elle se met à pleurer doucement. Je sens mon cœur se serrer mais je reste droite.
— Pourquoi tu es là alors ?
Sa question me frappe en plein visage. Pourquoi suis-je là ? Par devoir ? Par espoir d’un pardon ? Ou simplement parce que malgré tout, c’est ma mère ?
Le lendemain matin, alors que je prépare le café dans la cuisine vide de l’appartement familial, le téléphone sonne. C’est Julien.
— Salut Claire… Comment va maman ?
Sa voix est posée, distante.
— Elle va mal. Elle demande après toi.
Il soupire.
— Je ne peux pas venir tout de suite… Le cabinet a besoin de moi.
Je serre le combiné si fort que mes jointures blanchissent.
— Bien sûr… Le cabinet avant tout.
Il ne répond rien. Je raccroche sans un mot de plus.
Le soir venu, je retourne à l’hôpital. Ma mère dort profondément. Je m’assieds à côté d’elle et lui prends la main. Pour la première fois depuis longtemps, je laisse couler mes larmes.
— J’aurais voulu être assez pour toi…
Je reste là longtemps, à pleurer en silence. Quand je rentre chez moi, il fait nuit noire sur Lyon. Je marche lentement sur les quais du Rhône, le vent froid me gifle le visage.
Pourquoi devrais-je continuer à porter seule le poids de cette famille ? Pourquoi est-ce toujours à ceux qu’on a blessés de pardonner les premiers ? Est-ce que l’amour filial peut survivre à tant d’injustice ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?