Pain, thé et attentes silencieuses : le prix de l’amour avec François

— Tu as encore oublié le pain, François ?

Ma voix tremble à peine, mais l’air est déjà chargé d’électricité. Il est sept heures du matin, la lumière grise de Paris filtre à travers les rideaux jaunis de notre petit appartement du 11e. François, assis à la table, les yeux rivés sur son téléphone, lève à peine la tête. Il soupire, un souffle court, presque imperceptible.

— J’ai eu une réunion tard hier soir, Camille. Tu sais bien…

Je serre la boîte de thé entre mes mains. Je la pose sur la table avec un bruit sec. Le silence s’installe, lourd, pesant comme une couverture mouillée. Je regarde la miche de pain rassis d’hier, posée là comme un reproche muet. Depuis combien de temps nos matins ressemblent-ils à ça ?

Il y a cinq ans, quand j’ai rencontré François à la fac de droit, tout était différent. Il riait fort, il m’emmenait boire des verres sur les quais, il me regardait comme si j’étais la seule femme au monde. Aujourd’hui, il ne me regarde plus vraiment. Il regarde son écran, il regarde ailleurs.

Ma mère me disait toujours : « Le bonheur se construit dans les petites choses. » Mais que faire quand les petites choses deviennent des armes ? Un pain oublié, un thé trop infusé, une parole non dite…

Je me souviens du premier Noël chez ses parents à Lyon. Sa mère, Monique, m’avait accueillie avec ce sourire pincé qui disait tout sans rien dire. « Tu sais cuisiner la blanquette ? » avait-elle demandé devant toute la famille. J’avais ri nerveusement. François n’avait rien dit. Il n’a jamais rien dit quand il aurait fallu.

— Tu veux du thé ?

Ma voix est douce, mais je sens l’amertume couler dans ma gorge. Il hoche la tête sans me regarder.

— Merci.

Un mot sec, automatique. Je verse l’eau bouillante sur les feuilles, j’observe la vapeur s’élever comme un soupir. Je voudrais lui dire tant de choses : que je me sens seule même quand il est là, que j’aimerais qu’il me prenne dans ses bras sans raison, qu’il me dise que je compte encore pour lui.

Mais je ne dis rien. Je prépare son thé comme chaque matin.

Le soir venu, je rentre du travail épuisée. Je travaille dans une petite librairie du quartier ; j’aime sentir l’odeur des livres neufs et vieux mêlés. Parfois, un client me sourit et je me surprends à sourire aussi. Mais dès que je franchis la porte de l’appartement, tout redevient lourd.

François est déjà là, affalé sur le canapé devant les infos. Je pose mon sac, j’attends un signe, un mot. Rien.

— Ta journée ?

Il hausse les épaules.

— Comme d’habitude.

Je prépare le dîner en silence. Les gestes sont mécaniques : couper les légumes, faire chauffer l’eau pour les pâtes. J’entends sa mère dans ma tête : « Un homme a besoin d’une femme attentionnée… » Et moi ? De quoi ai-je besoin ?

Après le repas, il disparaît dans la chambre pour travailler sur son ordinateur. Je reste seule dans la cuisine à ranger les assiettes. Je repense à nos débuts : les promenades sous la pluie, les fous rires dans le métro bondé… Où sont passés ces moments ?

Un soir, alors que je rangeais les courses dans le frigo, j’ai craqué.

— François… Est-ce que tu m’aimes encore ?

Il a levé les yeux vers moi, surpris comme si la question était incongrue.

— Bien sûr que oui… Pourquoi tu demandes ça ?

Je n’ai pas su quoi répondre. Parce que tout en moi criait le contraire.

Les semaines passent et rien ne change vraiment. Parfois, il ramène une baguette fraîche ou m’embrasse distraitement en partant travailler. Mais ce n’est jamais assez pour combler le vide qui grandit en moi.

Un dimanche matin, alors que nous prenons le petit-déjeuner en silence, il pose soudain sa tasse et me regarde enfin dans les yeux.

— Camille… Tu es distante ces derniers temps. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je sens mes yeux s’embuer.

— J’ai l’impression d’être invisible… Que tout ce que je fais n’a aucune importance… Que tu ne me vois plus.

Il reste silencieux un long moment.

— Je suis désolé… Je ne savais pas que tu ressentais ça.

Je voudrais lui hurler que c’est justement ça le problème : il ne sait jamais rien de ce que je ressens parce qu’il ne demande jamais, parce qu’il ne voit rien.

Les jours suivants sont tendus. Il fait des efforts maladroits : il m’offre des fleurs fanées du supermarché du coin, il propose d’aller au cinéma mais regarde son téléphone pendant tout le film. Je me demande si c’est moi qui suis trop exigeante ou si c’est lui qui ne sait plus aimer.

Un soir d’orage, alors que la pluie martèle les vitres et que Paris semble s’effondrer sous l’eau, je prends une décision. Je fais ma valise en silence pendant qu’il dort dans la chambre voisine. J’emporte peu de choses : quelques vêtements, mon livre préféré, une photo de nous prise au début où nous sourions encore sincèrement.

Avant de partir, je laisse une lettre sur la table de la cuisine :

« François,
Je pars parce que j’ai besoin de retrouver celle que j’étais avant nous. J’espère que tu comprendras un jour que l’amour ne se nourrit pas seulement de pain et de thé partagés en silence mais d’attention et de respect mutuels.
Camille »

Dans la rue mouillée, sous mon parapluie cassé, je marche sans savoir où aller mais avec le sentiment étrange d’être enfin libre.

Est-ce égoïste de vouloir être aimée autrement ? Ou est-ce simplement le courage de reconnaître qu’on mérite mieux ?