Oubliée par les miens : L’ultimatum d’une mère
« Tu ne peux pas nous faire ça, maman ! »
La voix de mon fils aîné, Guillaume, résonne encore dans le salon vide. Je suis debout, dos à la fenêtre, les mains tremblantes sur la lettre que je viens de leur lire. Dehors, le jardin que j’ai tant soigné s’étend, indifférent à ma détresse. J’ai 68 ans et je me sens plus seule que jamais.
Tout a commencé il y a quelques mois. Après la mort de mon mari, Bernard, la maison est devenue trop grande, trop silencieuse. J’ai attendu que mes enfants viennent, qu’ils m’appellent, qu’ils me demandent comment j’allais. Mais ils sont pris par leurs vies : Guillaume à Lyon, toujours débordé par son travail d’ingénieur ; Sophie à Paris, mère de deux enfants qu’elle élève seule depuis son divorce ; et Paul, le benjamin, qui rêve de devenir musicien à Toulouse et ne donne des nouvelles que lorsqu’il a besoin d’argent.
Je me suis tue pendant des années. J’ai encaissé les absences, les anniversaires oubliés, les fêtes de Noël où je préparais tout seule un repas pour dix alors que nous n’étions plus que quatre autour de la table. J’ai fait semblant de ne pas voir leurs regards fuyants quand je leur demandais un coup de main pour le jardin ou la paperasse. « On viendra bientôt, maman », disaient-ils. Mais bientôt n’arrivait jamais.
Un matin d’avril, j’ai glissé dans la salle de bain. Rien de grave, juste une grosse frayeur et un bleu sur la hanche. Mais ce jour-là, j’ai compris que je ne pouvais plus continuer ainsi. J’ai appelé Guillaume : « Je suis tombée ce matin… » Il m’a répondu qu’il était en réunion mais qu’il passerait le week-end suivant. Il n’est jamais venu.
C’est là que j’ai pris ma décision. J’ai rédigé une lettre à chacun :
« Mes chers enfants,
Je vous aime plus que tout mais je ne peux plus vivre ainsi, seule et oubliée dans cette maison qui a vu grandir notre famille. Si vous ne pouvez pas m’aider à entretenir la maison et à veiller sur moi, je la vendrai pour financer mon séjour en maison de retraite. Je ne veux pas être un poids pour vous, mais je refuse aussi d’être invisible.
Votre maman. »
Je les ai invités à venir ce dimanche pour en parler. Ils sont arrivés ensemble, l’air grave, comme s’ils venaient à un enterrement. Guillaume a pris la parole le premier :
— Tu ne peux pas nous faire ça, maman ! Cette maison… c’est notre enfance !
— Et moi ? Je suis quoi pour vous ? ai-je répondu, la voix brisée.
Sophie s’est approchée de moi, les yeux humides :
— On t’aime, maman… Mais tu sais comme nos vies sont compliquées…
— Mes petits-enfants ne me connaissent même pas ! ai-je crié malgré moi. Je suis fatiguée d’attendre que vous veniez. Fatiguée de tout gérer seule !
Paul est resté silencieux, les bras croisés. Il n’a rien dit mais son regard fuyait le mien.
Le silence est tombé sur nous comme une chape de plomb. J’ai senti mon cœur se serrer. Était-ce donc ça, vieillir ? Devenir un fardeau pour ceux qu’on a aimés plus que soi-même ?
Guillaume a soupiré :
— On va s’organiser… Peut-être qu’on pourrait venir chacun notre tour le week-end ?
J’ai hoché la tête sans y croire. Je savais déjà que ces promesses s’envoleraient comme tant d’autres avant elles.
Les semaines ont passé. Guillaume est venu une fois, pressé, entre deux rendez-vous. Sophie m’a appelée deux fois mais n’a pas pu venir à cause des enfants malades. Paul m’a envoyé un SMS : « Courage maman ». Rien n’a changé.
Un soir d’orage, alors que je regardais la pluie battre contre les vitres du salon, j’ai pris la décision finale. J’ai contacté une agence immobilière.
Le jour où l’agent est venu prendre des photos, j’ai ressenti un mélange de tristesse et de soulagement. Cette maison était pleine de souvenirs : les rires des enfants dans le grenier, les cris lors des disputes familiales, l’odeur du gâteau au chocolat que Bernard adorait… Mais elle était aussi devenue ma prison.
Quand j’ai annoncé la nouvelle à mes enfants par téléphone, ils ont crié à l’injustice.
— Tu vas nous déshériter ?
— Ce n’est pas une question d’argent ! ai-je hurlé au téléphone. C’est une question de respect !
Sophie a fondu en larmes :
— Maman… Je t’en supplie…
Mais il était trop tard. J’avais donné trop sans rien recevoir en retour.
Aujourd’hui, je vis dans une petite résidence à la périphérie de Bordeaux. Ce n’est pas le luxe mais au moins je ne suis plus seule : il y a des gens qui me parlent, qui me voient vraiment. Parfois je repense à cette maison et à mes enfants. Ont-ils compris ? Ont-ils seulement essayé ?
Ai-je eu raison de leur imposer cet ultimatum ? Ou bien ai-je été trop dure ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?