Mon Père, Mon Choix : Le Prix d’une Décision Improbable
« Camille, je t’en supplie… » Sa voix tremble, rauque, étranglée par la peur. Je le regarde, assis sur ce lit d’hôpital à la Pitié-Salpêtrière, pâle comme un linge, les yeux cernés d’années de regrets ou de fatigue – je ne sais plus. Mon père. Celui qui, pendant mon enfance à Tours, faisait trembler les murs et mon cœur à chaque éclat de voix. Celui qui, un soir de novembre, m’a laissée seule dans le couloir, sanglotant, la joue en feu. Et aujourd’hui, il me demande la vie.
Je serre mes mains sur mes genoux. Ma mère, Sylvie, assise à côté de moi, détourne le regard. Elle n’a jamais su me protéger. Mon frère, Antoine, fait les cent pas dans la chambre, incapable de soutenir ce silence pesant. « Camille… tu es la seule compatible », répète mon père. Je sens la colère monter – une colère froide, ancienne, qui me brûle la gorge. Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
« Tu veux que je te sauve ? Après tout ce que tu m’as fait ? » Ma voix claque dans l’air comme un fouet. Il baisse les yeux. Je vois ses mains trembler – ces mêmes mains qui m’ont tant de fois fait peur. « Je sais que je ne mérite rien… mais je t’en supplie », murmure-t-il.
Les jours suivants sont un supplice. Ma famille se divise : Antoine me supplie d’accepter – « Il a changé, Camille ! Il regrette ! » – tandis que ma mère s’enferme dans le silence et la honte. Les médecins me pressent de donner une réponse. Je dors mal ; chaque nuit, je revois mon enfance défiler comme un film brisé : les cris, les portes qui claquent, les excuses du lendemain qui n’effaçaient rien.
Un soir, je retrouve Antoine dans le salon familial. Il me regarde avec des yeux rouges de fatigue. « Tu vas dire non ? » demande-t-il d’une voix blanche. Je hausse les épaules. « Je ne sais pas… Comment tu peux me demander ça ? »
Il s’effondre sur le canapé. « J’ai besoin de croire qu’on peut réparer les choses… Qu’on peut être une famille normale… »
Je ris jaune. « Normale ? Après tout ça ? »
Il se lève brusquement : « Tu veux qu’il meure ? Tu veux vivre avec ça sur la conscience ? »
Je sens les larmes monter. « Et toi ? Tu veux que je vive avec le poids de lui avoir sauvé la vie alors qu’il a détruit la mienne ? »
Le silence retombe, lourd comme une chape de plomb.
Les semaines passent. Les appels de l’hôpital se font plus pressants. Ma mère finit par craquer : « Camille… c’est ton père… Tu ne peux pas… »
Je la coupe : « Ce n’est pas juste un père, maman. C’est aussi mon bourreau. »
Elle pleure en silence.
Un matin de janvier, je me retrouve devant la porte de sa chambre d’hôpital. Il dort, branché à des machines qui rythment sa survie. Je m’approche doucement. Je le regarde longtemps – cet homme diminué, loin du géant terrifiant de mon enfance.
Il ouvre les yeux et me fixe. « Je suis désolé », souffle-t-il.
Je sens mon cœur se serrer. J’aimerais tant pouvoir lui pardonner – pour moi, pour lui, pour nous tous. Mais je n’y arrive pas.
« Je ne peux pas », dis-je simplement.
Il ferme les yeux et tourne la tête vers la fenêtre.
Je quitte la chambre sans me retourner.
La famille explose : Antoine ne me parle plus ; ma mère m’accuse d’être cruelle ; les cousins murmurent derrière mon dos lors des repas de famille. Je deviens l’égoïste, l’ingrate – celle qui a laissé mourir son père.
Mais personne ne sait ce que c’est que d’avoir grandi dans la peur. Personne ne sait ce que c’est que d’attendre chaque soir le bruit des clés dans la serrure avec l’estomac noué.
Mon père est mort trois mois plus tard.
Je n’ai pas pleuré à l’enterrement. J’ai regardé le cercueil descendre en terre avec un mélange de tristesse et de soulagement coupable.
Aujourd’hui encore, je vis avec cette décision comme une cicatrice invisible. Parfois je me demande : ai-je eu raison ? Aurais-je pu pardonner ? Ou bien fallait-il enfin penser à moi ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner la page sur une enfance brisée pour sauver celui qui en est responsable ?