Mon père m’a fait payer un loyer pour ma chambre – aujourd’hui, il attend que je le prenne en charge
« Tu paieras ou tu partiras. » La voix de mon père résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme la lame d’un couteau. J’avais dix-huit ans ce matin-là, assise à la table de la cuisine, les mains tremblantes autour d’un bol de café noir. Ma mère était déjà partie depuis longtemps, et il ne restait que nous deux dans ce petit appartement de Tours, deux étrangers sous le même toit.
J’ai payé. Tous les mois, une enveloppe sur la table du salon, avec mon prénom griffonné dessus. Je travaillais au supermarché du coin après les cours, je faisais des ménages chez Madame Lefèvre le samedi. Mon père ne m’a jamais demandé si j’avais assez pour manger ou pour acheter des livres pour la fac. Il voulait juste son argent. « C’est comme ça qu’on apprend la vie », répétait-il, sans jamais croiser mon regard.
Les années ont passé. J’ai quitté la maison dès que j’ai pu, emportant avec moi une valise trop lourde pour mon dos et un cœur trop lourd pour mon âge. J’ai coupé les ponts, ou du moins essayé. Mais la famille, en France, c’est un fil invisible qui vous retient même quand on croit l’avoir rompu.
Je me suis installée à Nantes, j’ai trouvé un poste d’assistante sociale. Ironie du sort : j’aide les autres à se reconstruire alors que je n’ai jamais su réparer mes propres failles. J’ai rencontré Thomas, on a eu une petite fille, Louise. J’ai juré de ne jamais lui faire sentir qu’elle devait mériter sa place chez nous.
Et puis un soir d’hiver, le téléphone a sonné. Numéro inconnu. Une voix fatiguée, rauque : « Camille… c’est ton père. »
Il avait tout perdu : son travail d’ouvrier à l’usine Michelin, sa santé, ses amis. Il vivait dans un studio humide à la périphérie de Tours, les factures s’accumulaient sur la table comme autant de rappels de son échec. Il n’avait plus rien ni personne.
« Je ne sais pas où aller », a-t-il murmuré.
J’ai raccroché sans répondre. J’ai passé la nuit à tourner en rond dans le salon, la gorge serrée par la colère et la culpabilité. Thomas m’a prise dans ses bras :
— Tu ne lui dois rien, Camille. Pas après tout ce qu’il t’a fait.
Mais en France, on ne laisse pas tomber sa famille. C’est ce que tout le monde dit. Les voisins, les collègues, même les assistantes sociales comme moi.
Le lendemain, j’ai pris le train pour Tours. Je l’ai trouvé assis sur une chaise branlante, le regard perdu dans le vide. Il avait vieilli d’un coup ; ses mains tremblaient quand il a voulu me serrer contre lui.
— Je suis désolé…
Je n’ai rien répondu. Je lui ai préparé un café – le même goût amer que dans mon souvenir – et j’ai commencé à trier ses papiers. Il n’avait plus droit à rien ou presque ; il vivait avec le minimum vieillesse.
— Tu pourrais venir vivre chez nous quelques temps ?
La question est sortie toute seule, comme un réflexe. Il a hoché la tête sans me regarder.
À Nantes, Thomas a mal pris la nouvelle. Louise aussi : « Pourquoi il vient vivre ici ? Il est méchant ? »
Je n’avais pas de réponse simple. Mon père s’est installé dans la petite chambre d’amis. Il ne parlait pas beaucoup ; il passait ses journées devant la télé ou à regarder par la fenêtre.
Un soir, alors que je débarrassais la table, il a murmuré :
— Tu me détestes ?
J’ai posé les assiettes dans l’évier avec un bruit sec.
— Je t’en veux… Oui. Mais je ne sais pas comment faire autrement.
Il a baissé les yeux.
— Je croyais bien faire… Je voulais que tu sois forte.
J’ai éclaté en sanglots. Toute ma vie, j’avais attendu qu’il dise ces mots-là – ou quelque chose qui y ressemble. Mais maintenant qu’ils étaient là, ils ne changeaient rien à la douleur.
Les semaines ont passé. Mon père est devenu l’ombre de lui-même ; il s’excusait tout le temps d’être là, de prendre de la place. Parfois il essayait de parler à Louise mais elle se cachait derrière moi.
Un dimanche matin, alors que nous prenions le petit-déjeuner tous ensemble pour la première fois depuis son arrivée, il a posé sa main sur la mienne.
— Merci de ne pas m’avoir laissé tomber…
J’ai senti une chaleur étrange monter en moi – un mélange de tristesse et de soulagement.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Est-ce qu’on doit tout pardonner au nom du sang ? Est-ce que la famille mérite toujours une seconde chance ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner la page sur le passé ?