Mon mari, ce fantôme qui hante notre foyer

« Tu rentres ce soir ? » Ma voix tremble à peine, mais je sais qu’il l’entend. Kévin ne répond pas tout de suite. Il est déjà dans l’embrasure de la porte, manteau sur l’épaule, portable collé à l’oreille. Il me lance un regard fatigué, presque agacé. « Je ne sais pas, maman a besoin d’aide avec la paperasse… Et puis, j’ai encore des dossiers à finir pour demain. »

Je serre un peu plus fort notre fille contre moi. Elle a trois mois, elle sent encore le lait chaud et la lessive. Je suis seule, encore une fois, dans cet appartement du 7ème arrondissement de Lyon où chaque bruit résonne comme un reproche. Les murs sont couverts de photos : notre mariage à Annecy, nos vacances en Bretagne, le sourire éclatant de Kévin. Mais ce sourire, je ne le vois plus qu’en image.

Le soir tombe. Je donne le bain à Camille, je chante doucement pour couvrir mes propres sanglots. Je pense à mes amies : Claire, qui me dit que « ça va passer », que « les hommes sont comme ça après une naissance ». Mais moi, je ne veux pas d’un fantôme pour mari.

Kévin rentre parfois tard, parfois pas du tout. Il sent le tabac froid et le café. Il s’excuse à peine, marmonne un « désolé » avant de s’enfermer dans le bureau pour répondre à des mails ou appeler sa mère. Sa mère… Madame Dubois, la reine-mère, qui trouve toujours une raison pour que son fils vienne réparer une étagère ou remplir un formulaire. Je l’entends parfois au téléphone : « Tu sais bien que Stéphanie peut gérer toute seule… »

Un soir, alors que Camille hurle dans mes bras et que je n’ai pas mangé depuis midi, je craque. Je compose le numéro de Kévin. Il décroche à la troisième sonnerie.

— Tu comptes rentrer ?
— Je t’ai dit que j’étais chez maman.
— Et ta fille ? Et moi ?
Il soupire. J’entends sa mère en arrière-plan : « Dis-lui que tu es occupé ! »
— Stéphanie, tu dramatises tout… Je travaille beaucoup en ce moment, c’est tout.

Je raccroche. Je m’effondre sur le canapé, Camille blottie contre moi. Je pense à ma propre mère, disparue trop tôt, et à cette solitude qui me colle à la peau depuis l’enfance. J’ai cru qu’avec Kévin, j’aurais enfin une famille solide. Mais il n’est jamais là.

Les jours passent. Les nuits sont longues. Parfois, je croise Kévin au petit matin alors qu’il part déjà au travail. Il embrasse Camille sur le front, évite mon regard. Un matin, je lui lance :

— Tu ne vois pas qu’on va droit dans le mur ?
Il hausse les épaules.
— Tu exagères… Tout le monde traverse des périodes difficiles après un bébé.
— Mais toi, tu n’es jamais là !
Il s’énerve enfin :
— Tu crois que c’est facile pour moi ? J’ai la pression au boulot, maman qui ne va pas bien… Et toi qui me reproches tout !

Je reste sans voix. Il claque la porte.

Le week-end suivant, Claire passe me voir avec des croissants et son sourire rassurant.
— Tu devrais sortir un peu, Stéphanie… Laisse Camille à ta belle-mère une soirée et viens boire un verre avec nous !
Je ris jaune.
— Ma belle-mère ? Elle préférerait garder Kévin que sa petite-fille…
Claire me prend la main.
— Tu sais, parfois il faut secouer les choses pour que ça change.

Je réfléchis toute la journée à ses mots. Le soir venu, j’attends Kévin. Il rentre tard mais je suis décidée.
— On doit parler.
Il soupire mais s’assoit en face de moi.
— Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de toi ici, pas chez ta mère ou au bureau.
Il détourne les yeux.
— Je fais ce que je peux…
— Non ! Tu fais ce que tu veux. Tu choisis toujours d’être ailleurs.

Il se lève brusquement.
— Tu ne comprends rien ! Ma mère est seule depuis la mort de papa… Elle n’a personne d’autre !
Je sens la colère monter.
— Et moi alors ? Moi aussi je suis seule ! Tu crois que je n’ai pas besoin d’aide ?

Il part sans un mot de plus. Cette nuit-là, je dors à peine. Camille se réveille toutes les deux heures et chaque fois que je la berce, je sens mon cœur se fissurer un peu plus.

Les semaines passent et rien ne change vraiment. Kévin est toujours absent ; sa mère m’évite du regard quand je la croise au marché. Un dimanche matin, alors que je prépare le biberon de Camille, Kévin entre dans la cuisine.

— On pourrait aller se promener tous les trois ?
Je le regarde sans y croire.
— Vraiment ?
Il hoche la tête timidement.

On marche sur les quais du Rhône. Camille dort dans sa poussette. Le soleil perce entre les nuages et pour la première fois depuis des mois, j’ose espérer. Mais au fond de moi, une question demeure : combien de temps avant qu’il ne disparaisse à nouveau ?

En rentrant chez nous, il reçoit un appel de sa mère. Son visage se ferme aussitôt. Il s’éloigne pour répondre et je reste là, seule avec Camille et mes doutes.

Est-ce qu’on peut vraiment sauver un couple quand on n’est plus que l’ombre d’une famille ? Est-ce qu’on doit continuer à attendre celui qui ne veut pas être là ? Qu’en pensez-vous ?