Mon gendre, notre entreprise et le prix du silence

« Tu ne vas quand même pas me demander de me lever à 4h du matin comme les autres ? » La voix de Thomas résonne encore dans la petite cuisine de la boulangerie, entre le bruit du pétrin et l’odeur du pain chaud. Je serre les poings, tentant de garder mon calme. Ma fille, Camille, baisse les yeux, mal à l’aise. Je sens déjà que quelque chose s’est brisé.

Je m’appelle Hélène, j’ai 56 ans et je dirige la boulangerie que mes parents ont fondée à la Croix-Rousse. Ici, chaque baguette raconte une histoire de sueur et de passion. Quand Camille a épousé Thomas il y a six mois, j’ai cru que la famille s’agrandissait d’un allié. Mais très vite, j’ai compris que Thomas n’avait pas la même conception du mot « famille » que nous.

Au début, j’ai voulu croire qu’il avait juste besoin de temps pour s’adapter. Après tout, il venait d’un milieu différent : ses parents étaient fonctionnaires à Annecy, il n’avait jamais connu les réveils avant l’aube ni les mains couvertes de farine. Mais ce matin-là, alors qu’il refusait pour la troisième fois d’aider à la préparation des viennoiseries, j’ai compris que le problème était plus profond.

« Tu sais, Hélène, je pourrais plutôt m’occuper des réseaux sociaux ou de la caisse », a-t-il proposé un jour, un sourire suffisant aux lèvres. Mais même là, il arrivait en retard, passait plus de temps sur son téléphone qu’avec les clients, et se plaignait de la « pression » qu’on lui mettait.

Mon mari, Jean-Luc, homme discret mais fier de son métier, a tenté d’arrondir les angles. « Il faut lui laisser le temps », répétait-il. Mais chaque fois que Thomas esquivait une tâche ou se plaignait auprès de Camille du « traitement injuste » qu’il subissait, je sentais la colère monter en moi.

Un soir, alors que nous étions enfin seuls dans la boutique après une longue journée, Camille est venue me voir. Elle avait les yeux rouges. « Maman… Thomas dit que tu ne le respectes pas. Il pense que tu ne lui fais pas confiance. »

J’ai senti mon cœur se serrer. Comment lui expliquer que le respect se gagne ? Que dans cette maison, on ne fait pas de différence entre la famille et les employés ? Que chacun doit mettre la main à la pâte — au sens propre comme au figuré ?

Les semaines ont passé et l’ambiance s’est dégradée. Les employés chuchotaient dans l’arrière-boutique. Les clients fidèles remarquaient l’absence de sourire de Camille. Un matin, j’ai surpris Thomas en train de râler au téléphone : « Non mais tu te rends compte ? Ils veulent que je bosse comme un ouvrier ! C’est pas pour ça que j’ai épousé Camille… »

Ce jour-là, j’ai craqué. Je l’ai convoqué dans mon bureau, une petite pièce encombrée de papiers et d’odeurs de café froid.

— Thomas, tu crois vraiment que tu peux profiter de notre travail sans jamais t’investir ?

Il a haussé les épaules.

— Je pensais juste qu’en famille… ce serait différent.

— Justement ! En famille, on se serre les coudes. On ne laisse pas les autres porter le poids à sa place.

Il est sorti en claquant la porte. Camille m’a évité pendant deux jours.

Le dimanche suivant, repas familial tendu. Jean-Luc tentait maladroitement de faire la conversation. Ma mère lançait des regards désapprobateurs à Thomas. Camille jouait avec sa fourchette. Soudain, elle a éclaté :

— Vous ne comprenez pas ! Thomas fait des efforts… Il n’a juste jamais appris à travailler comme vous !

J’ai senti mes certitudes vaciller. Avais-je été trop dure ? Ou bien était-ce lui qui refusait d’apprendre ?

Les mois ont passé. La boulangerie a tenu bon — mais à quel prix ? Camille s’est éloignée. Thomas a fini par accepter un poste dans une agence immobilière, loin du fournil et des horaires impossibles. Il ne venait plus qu’aux repas du dimanche, où il restait silencieux.

Un soir d’hiver, alors que je rangeais la boutique seule, Camille est revenue me voir.

— Maman… Est-ce qu’on peut vraiment tout sacrifier pour la famille ? Est-ce qu’on doit accepter que certains profitent pendant que d’autres se tuent à la tâche ?

Je n’ai pas su quoi répondre.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison d’être intransigeante ? Ou ai-je perdu ma fille en voulant sauver notre héritage ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour préserver l’équilibre entre amour familial et justice au travail ?